mardi 29 septembre 2020

L'inquiétante autre  

 

L'inquiétante autre

 

     Ma vie est magnifique. Je n'ai aucun souci de l'existence, aucun tracas. Je me présente, je m'appelle Dolores. Oh, je sais ce que vous allez croire : vous allez imaginer que j'ai un certain âge. Mais en réalité, je fais partie d'une génération moderne. Je porte juste un nom désuet car dans la famille, la coutume veut que les prénoms des anciens soient donnés à leurs petits-enfants. Je me nomme donc Dolores, comme ma grand-mère. Une vieille dame adorable, mais qui est malheureusement défunte. Elle est morte il y a deux mois, elle a fait un petit malaise et dans sa malchance est tombée tête la première sur le sol. Je le sais car j'étais présente. C'était un événement particulièrement traumatisant. Je garderai toujours un souvenir ému d'elle, car elle continue à vivre dans mes souvenirs, bien profondément ancrés en moi.


     J'habite dans un joli coin sans histoire, dans la petite ville de Stanne. Je vous vois venir, pas la peine de me demander où cette petite ville se situe, le patelin où je vis est difficilement médiatisé et mis en avant. Mon studio est clair, spartiate et épuré. Vous savez, j'adore la couleur blanche, ce symbole de pureté et d'innocence. Mon appartement est donc lumineux et a une décoration sommaire, je m'y sens comme dans un cocon.


     Ma vie est également illuminée par la présence constante de mes voisins. Il y a Denis et Anne, le couple de trentenaires. Et Andrew et Teddy, les locataires vivant à un pâté de maisons. Bien qu'ils soient assez loin de chez moi, je les entends hurler. Je crois qu'ils se disputent sans cesse et que leurs colocs ne se passent pas très bien. Mais Denis et Anne me font garder foi en l'amour et en l'humanité. Ils me rendent souvent visite et comme ils sont adorables, ils ne viennent pas les mains vides et apportent des sucreries, des petits bonbons multicolores un peu comme des Smarties. Je serai incapable de vous dire ce que c'est car je ne les mange pas : les friandises provoquent trop de caries.


     Mon existence est faite d'émerveillement. Enfin, était car tout a changé depuis que mon chemin a croisé le sien. À l'instant où nos regards se sont croisés, tout a basculé. Je n'exagère rien. Une folle me suit. Lorsque je la vois, elle me regarde sournoisement et murmure entre ses dents des paroles incompréhensibles et menaçantes. Son comportement n'est pas la seule chose étrange, elle est effrayante par son aspect. Ses yeux sont toujours fixes, elle ne cligne jamais des yeux. Son âme semble rongée et paraît se disputer colère et incompréhension. Je l'ai surnommé : « l'inquiétante autre ».


     Je commence à avoir peur d'elle, de mettre le pied hors de mon abri de pureté. Car elle sait où j'habite, elle toque à ma fenêtre de façon inquiétante et griffe les murs extérieurs. Un familier l'accompagne : un corbeau qui croasse créant un calvaire auditif toute la nuit. Comme je cauchemarde chaque rencontre, je sors peu, fais de maigres courses alimentaires et mange moins. Je perds de plus en plus de poids à un tel point que Denis et Anne me rendent visite de plus en plus souvent avec toujours davantage de friandises. Ils finiront un jour par me parler de l'inquiétante autre.


     Ne serait-ce qu'aujourd'hui, quelque chose cloche, le couple qui me rend sans cesse visite semble progressivement éteint, inquiet. Je crois qu'ils sont eux aussi embêtés par la folle au corbeau. Maintenant, je vois mes voisins et amis assis face à moi qui n'osent pourtant pas me regarder. Comme ma curiosité me démange, je demande s'ils l'ont vu également mais ils ne trouvent rien d'autre à faire que me questionner sur... l'état de mes mains. Les phalanges sont éclatées, les ongles fissurés. Mais rien de dramatique. Je veux dire pourquoi s'attarder sur cela.

     Alors que je tente d'échanger calmement avec mes convives, j'entends l'inquiétante autre qui hurle dans la pièce et casse tout le mobilier. Comment est-ce possible ? Ils ne l'entendent pas, ne la voient pas ? Mal à l'aise, je gigote continuellement et alors que je pense que mes invités vont prendre peur à leurs tours, ils avancent simplement vers moi, m'immobilisent et enfoncent un objet pointu et douloureux dans mon bras.


     Le monde est étrange. Je me réveille dans un grand lit frais et pur. Autour de moi, tout est blanc mais je ne suis pas rassurée car je ne suis pas chez moi. À mes côtés, une voix crie, elle est réveillée et consciente. Quant à moi, ma gorge est en feu comme si j'étais allée à un concert de métal et avais scandé avec violence les refrains des musiciens.Des pas précipités se font entendre à l'extérieur de la chambre et mes chers Denis et Anne entrent grimés... en habits d'infirmiers. Qu'est-ce-qu'ils foutent ?


     Mon monde était merveilleux jusqu'ici mais maintenant je suis éloignée dans un îlot fermé de folie. C'est cela l'univers, tout ce qui est autour de moi est devenu dingue. Car Denis et Anne jouent des rôles qu'ils sont persuadés de tenir depuis le début. Ils m'informent qu'ils font partie du corps médical et posent leurs diagnostics. J'aimerai faire interner mes amis dans un hôpital psychiatrique car leurs états me font peur. Ils sont cloîtrés dans un délire étrange et m’apprennent... que je suis une patiente de l'hôpital St-Anne depuis deux mois. Les faux médecins continuent en certifiant que je suis atteinte de schizophrénie avec hallucinations visuelles, auditives et de troubles dissociatifs de l'identité. Je panique et m'agite sur le lit d'hôpital mais la camisole entrave mes mouvements. Dans le petit hôpital de St-Anne, au milieu des hurlements qui viennent des pièces d'à côté, je ne peux faire qu'une chose crier à mon tour mon désarroi.


     Voilà une semaine que je suis enfermée et droguée par mes anciens alliés. J'ignore quelles substances ils m'obligent à avaler mais cela m'angoisse car l'inquiétante autre est désormais partout où je pose les yeux. Comme elle m'attend dans la salle de bain, je refuse de me laver et pour ne plus l'apercevoir, je brise tous les miroirs.


     Car oui, j'ignore quels sont leurs tours de passe-passe mais ils ont réussi à intégrer l'inquiétante autre dans tous les miroirs. Pour mieux faire passer l'infecte pilule, ces dingues me disent que ce que je vois n'est rien d'autre que mon reflet...


     Plus le temps passe, plus la lobotomie m'effraie, je vois un phare qui éclaire la nuit et suis persuadée que le corps médical y pratique des expériences. Pour sanctionner ma clairvoyance, Denis et Anne m'ont interdit de lire. J'aimerai de toutes mes forces que leurs traitements s'adoucissent alors je coopère et me gave de ces smarties qu'ils me forcent à avaler. Je vois toujours l'autre dans la salle de bain. Elle est devenue l'ombre d'elle-même et à présent me fait plus pitié qu'autre chose. Ses cheveux sont en bataille, jamais coiffés. Bien que je devine sa beauté derrière son masque de désespoir, elle est de moins en moins apprêtée. Sa tête est baissée comme pour camoufler ses larmes, je ne les distingue d'ailleurs jamais car, ma propre vision se brouille de plus en plus.

     Au fil du temps, elle me supplie de la libérer. Elle m’appâte et pour mieux me convaincre me promet que si je la délivre, je serais à mon tour libérée.


     Amusée, je fredonne cette chanson : «libérée, délivrée ». La nuit est tombée, l'autre couplée à la lune me souffle d'apaisantes idées. Comme j'ai été sage avec les pauvres fous qui me bourrent de sucreries, ils ont baissé leurs gardes depuis une semaine. C'est le moment, nos émancipations sont proches.


     Je souris à la vie et à l'autre. "Ne t'inquiète pas, je vais bientôt te laisser sortir" . Je fais voler sa vie en éclat pour assurer sa libération. Mes poings cognent le miroir avec fureur. Les éclats de verre pleuvent sur mes bras et le haut de mon corps. Mais bien que je sois couverte de sang, je suis épanouie et murmure amoureusement : "it's alive".


     Mes amis n'ont jamais été aussi angoissants qu'à l'instant où moi et l'inquiétante autre sortons poisseuses de sang. Mais Denis et Anne, ont un bon fond j'en suis persuadée, je ne sais pourquoi mais la puissance supérieure qui joue avec le monde les a enfermé ici, donc je vais les délivrer eux aussi. Et l'inquiétante autre, qui est désormais mienne, me fournit les moyens : des éclats d'elle. Je tranche les liens du couple, je les lacère avec ce qui ressemble à des bouts de verre, je sens le sang et dans une extase jubilatoire, en étant arrosée de leurs essences vitales je clame : "le sang de l'innocent". J'offre ma tournée et dans un sursaut de don de la libération, je tranche les liens de tous les pseudos médecins croisant mon chemin. 


     Mon existence est extatique, je suis enfin libre ! Je suis prête à prendre mon effroyable envol avec mon autre, pas un studio cette fois-ci mais plutôt un classieux loft immense avec un standing impressionnant. Mais avant, mon autre aimerait me montrer quelque chose. Elle présente sous ma vision floutée par trop de liquides vitaux, une chose ressemblant à un dossier médical. C'est une machination, un véritable complot ! Sous mes yeux se dresse le descriptif de, ce qu'ils ont inventé : la cause de mon internement et ma pathologie imaginaire. Ces médecins de pacotille ont rédigé de faux rapports, des horreurs sur mon compte. S'ils étaient encore vivants je leur couperais leurs attributs, leurs parties génitales et les fourrerais dans leurs bouches. Que dites-vous ? Mais bien sûr ! Vous avez absolument raison. Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Mais avant... Vous savez j'ai toujours dit qu'une partie de Dolores demeurait en moi. Je ne pourrai jamais être plus proche de la réalité. Le rapport stipule ceci : «La patiente, Dolores, 25 ans a été retrouvée près du cadavre de sa grand-mère partiellement... dévoré, privé des yeux, de la langue et de certains organes internes. La patiente semble avoir ingéré de la chair humaine, elle a ensuite mutilé la main de sa victime, a amputé son propre membre pour le remplacer par la main de la défunte plus âgée. La patiente présente un délire psychotique et nie la réalité en affirmant que sa grand-mère est simplement morte en tombant et qu'elle ne fait que garder des souvenirs de sa parente éloignée. La malade est hospitalisée depuis un mois maintenant et est enfermée dans un monde où elle vit dans la vie fictive de Stanne et où les médecins constituent sa vie sociale.» Ce compte rendu est, ou n'est pas, la vérité issue du tissu de mensonge qu'est la réalité. A vous d'en juger.


     Rêveuse, j'effleure mon autre essentiel.. la vieille main ridée qui prolonge mon bras. Mon corps est à présent le mien et celui d'une quasi-étrangère pourtant il n'y a que de cette manière que je me sens complète.


     Mon autre me murmure que je pourrai faire perdurer les souvenirs de mes voisins décédés et être davantage entière. C'est décidé, les souvenirs de Denis et Anne vivront en moi, il ne reste plus qu'à décider des parties exactes.