lundi 17 mai 2021

 La ramasseuse de carcasses



 

 "OFFRE URGENTE 

Vous serez en charge de l'attrapage, l'abattage et le ramassage des volailles sur différents sites du département "Loire Atlantique". Vous serez amené(e) à faire du nettoyage de bâtiments. Vous êtes physique, robuste et avez l'estomac solidement accroché. Débutant(e) accepté(e). Salaire à définir selon profil." 

     Avez-vous déjà été dans le même état d'esprit ? Dans cet état d'urgence de devoir accepter n'importe quel type de poste pour peu qu'il nécessite peu de qualification et rémunère assez bien. Je ne vous parle pas des métiers atypiques comme thanatopracteur - car cela nécessite une formation - ou encore gogo danseuse - quoiqu'au final, je danse assez bien . Mais j'évoque avec vous le sordide métier de ramasseuse de carcasses. Je ne vous détaillerai pas les horreurs des missions inhérentes au poste, enfin pas tout de suite, je ne voudrai pas d'emblée, vous faire fuir. J'aimerai emballer l'effroi de ma situation dans un doux et soyeux papier cadeau avant de tout vous dévoiler. 

     Mon nom est Athina Normga. J'ai 24 ans et suis fraîchement diplômée d'une Licence en psychologie. Plus jeune, j'avais des idéaux à la fois naïfs - je voulais un travail utile qui me rendisse heureuse - et à la fois ambitieux : j'espérais étudier les êtres humains, décortiquer leurs psychés, mais la chienne de destinée en a voulu autrement. J'ai d'abord voulu monter mon propre cabinet de psychologie, mais le confrère avec qui j'avais eu cette riche idée avait disparu du jour au lendemain emportant tout le pactole avec lui. Cela faisait donc une année que j'avais abandonné mes projets de travailleuse indépendante, en vivotant de travail sans qualification en boulots ingrats pour payer les factures. 

     Jusqu'à cet oasis en plein désert. Cette carotte fripée au bout d'un bâton sale et fatigué. Cette proposition d'offre d'emploi urgente était, peut-être, la solution à mes problèmes. Le recrutement ne prit que deux jours. Deux petites journées où je n'eus pas le temps de contacter un marchand d'organes sur le DeepWeb et lui vendre mon rein pour régler les factures en retard. En réalité, j'eus plutôt droit à une succession d'appels durant lesquels, les recruteurs me vendirent du rêve, puis enfin, la réponse fut prononcée. Elle était positive. Dès la semaine prochaine, moi, Athina Normga, qui avait le souhait de devenir une Freud 2.0, allait mettre les pieds dans l'enfer animalier. Je n'allais pas disséquer les cortex de patients qui s'imaginaient dingues mais devenir une ramasseuse de carcasses. A la base de ma pyramide de Maslow personnelle se trouvait l'argent. C'était la nécessité du moment pour nourrir mes besoins physiologiques alimentaires, ainsi, j'acceptai mon nouveau travail. 

     Le soir qui précéda ma prise de poste, à l'heure du repas, mon estomac protesta. Mes faibles économies m'imposaient de consommer des repas à base d’œufs. Omelette, œuf au plat, à la coque, miroir. Les modes de préparation n'avaient aucun secret pour moi. Mais ce soir le vitellus - le jaune de l’œuf - strié de lignes rougeâtres m’écœura. L’œuf - probablement fécondé - au fond de la poêle était là : tâche jaune sur fond bleu de mon outil de cuisine avec des stries rouges qui bougeaient quand j'agitais la poêle et qui soufflaient à mon inconscient : "sale fille, regarde ce que tu t'apprêtes à faire" . 

     Pluton, le chat du voisinage, qui quémandait souvent de la nourriture à ma fenêtre se régala du festin. Pas moi. Je décidai de ne rien manger et de jeûner, me couchai tôt le ventre vide car de toute façon qui dort, dîne. Cette nuit-ci, je dormis d'un sommeil agité. Le lendemain, en fin de journée, je conduisis jusqu’à l'usine agroalimentaire. Une fois arrivée sur le lieu de mon prochain calvaire, je garais ma voiture tout au fond du parking, le plus loin possible de l'entrée. Une odeur de mort planait. 

     Emmett Prothéos m'accueillit en grande pompe. Ses gestes étaient saccadés comme secs, robotisés et contrastaient avec son rire gras puis ventre proéminent. Ce directeur de l'usine d'abattage de volailles me fit faire - ce qu'il appela - le tour du propriétaire. Ses réflexions et rires gras, lui donnèrent l'air d'un énorme porc. Enfin, il commença la formation. Il m'enferma dans une salle. Il projeta un film éducatif qui pourrait faire passer les tortures humaines du film Hostel pour le plus pur et doux des Disney. Pendant une heure, je découvris l'abattage, le ramassage, le désossage, et le découpage de la viande. Ce que j'allais faire n'était pas très clair. Je compris juste que je m'improviserai en grande faucheuse de la faune. Que personne ne bouge et qu'ça saigne ! 

     Mon quotidien fut donc ponctué de chants mortuaires, de manipulations brutales et de morts douloureuses. Car je ne ramassais pas que des carcasses lors du second service de mon entreprise, mais je récupérais aussi des poulets de chair. Je les attrapais vivants par une seule patte et par lots de trois provoquant au passage des fractures et hémorragies sur les corps des animaux. Je les envoyais valser dans des sortes de tiroirs qui étaient chargés dans un camion et menés à l'abattoir. 

     Dans cette atmosphère de violence, je tins une semaine. Je ne donnai pas ma démission, car j'avais trop besoin de revenus, mais demandai à ce qu'on me fasse faire autre chose. Quoi ? Je n’arrivai pas vraiment à expliquer. Ainsi, je fus en un rien de temps, promue. Je ne crus pas à cette entourloupe, une seule seconde. Même en Enfer, il existait des mondes, comme des stratosphères, toujours pires que les précédentes. J'évoque la théologie démoniaque, même si je n'y crois pas du tout : je suis une femme de science et de raison, rappelez-vous. 

     Ma raison, mon esprit et mes revendications, me conduisirent au cœur de l'abattage animalier. Je fus basculée dans l'équipe qui intervenait la nuit et qui pratiquait cette technique barbare de l'électronarcose par bain d'eau. La méthode consistait à placer les pattes des volailles sur des rails, mettant les poulets et dindes, têtes en bas. Les têtes passaient ensuite dans des bains d'eau électrifiés, dans le but d'étourdir les suppliciés. Mais, la plupart ne sombraient pas dans l'inconscience car les courants électriques étaient trop faibles. Ils étaient donc pleinement vivants et conscients quand je les saignais avec des couteaux. Comprenez-bien que je n'avais pas le choix. J'agissais à contre-coeur et me mettais en pilotage automatique. J'étais froide et méthodique et faisais des mises à mort étudiées, propres et rapides.

     Néanmoins, mon nouveau mode de vie provoqua des troubles du sommeil importants. La lune semblait me murmurait des paroles. Je l'écoutais. Mes semi-repos nocturnes étaient trop légers, peuplés de songes tous plus monstrueux les uns que les autres. Avant d'aller dans mon enfer professionnel, je tentais de me reposer. Je sortais de ces petites siestes exténuée, affamée et salie par mes pensées morbides. Mon moral en pâtit également. Je me refermai sur moi-même, ne participai plus à la vie du voisinage. Je ne voyais plus mes voisins, et n'entendis plus Pluton, le chat adoré de tous, qui grattait autrefois à la fenêtre de mon appartement. Mon logement devint aussi mal entretenu. Des effluves pestilentielles envahirent chaque mètre carré. 

     Une semaine fila et effila tous les plaisirs de mon existence. Mon monde partait de travers. Au travail, j'étais apparemment moins performante car le directeur, Emmett Prothéos, planifia froidement un nouvel entretien avec moi à la fin du mois. Je devenais une loque et j’étais inquiète car ... Voyez-vous, je ne comprenais plus rien. C'était comme si quelqu'un me hurlait : " Prends-garde derrière toi une information capitale arrive" et que je lui répondais " Dis-lui de venir à moi sans chercher à me ménager". 

     Nous étions dimanche. Ce soir-là, je ne travaillais pas. Je tentais de me donner de la force pour épurer les canalisations qui dégageaient une odeur irrespirable, mais j'allumai plutôt la télévision. Je n'aimais pas les journaux télévisés : il n'y a pas besoin de journalistes pour nous informer de toute les misères humaines. Et puis, les infos sont souvent tronquées, manipulées, réinventées ... Comme cette affaire de nouveau mouvement engagé, des activistes végans qui luttaient contre le malheur animal. Des pancartes scandaient : " Stop, à la chair de poule" , "Libérez l'humanité" , "La tuerie des animaux n'est plus un mal nécessaire" "Êtres non-humains mais vivants". Depuis des années, les végans menaient leurs opérations coups de poings en manifestant et en visant les boucheries, mais à présent, ils avaient entamé des méthodes musclées qui avaient portées leurs fruits. Ils avaient frappé forts. Des usines d'abattages entières avaient été attaquées par des centaines d'activistes armés de leurs idéologies et d'une technique bien huilée. Une partie des végans avait saccagé les locaux, pendant qu'une autre, libérait les animaux : des bovins, des ovins et surtout ... des volailles. 

     Nauséeuse, je me levais doucement. Comment était-ce possible ? Ces nouvelles méthodes avaient commencé depuis des semaines. Pourtant, j'avais toujours du travail. Certes, en ce moment, dans les locaux, je ramassais surtout des carcasses mais j'avais toujours des cadavres animaliers à transporter... Comme j'étais mal en point, j'entrepris de prendre de grandes bouffées d'air. Malade, je me précipitai vers la cuisine toute proche pour vomir dans l'évier. Mes pieds glissèrent sur des asticots qui rampaient près d'un meuble. Là où l'air était plus irrespirable qu'ailleurs. 

     J'ouvris les portes et, par la même occasion, fis la lumière sur ma conscience. Jusqu'à présent, j'avais muré la preuve de ma nouvelle monstruosité, dans ma prochaine tombe. Pluton, la mascotte du voisinage, le doux et tendre animal qui réclamait caresses et friandises était inerte sous mes yeux affolés. Des mouches ravageaient ce qu'il restait de son scalp. Car le malheureux félin, avait été dépouillé de sa carcasse. Les os étaient absents. Seuls la peau moisie et les poils trônaient. Pluton, avait des compagnons d'infortunes avec lui, douze autres animaux. Et bien d'autres planqués dans le placard de la salle de bain et dans la penderie de la chambre. Un véritable carnage, des êtres tous privés de leurs carcasses. 

     La preuve flagrante de ma nouvelle folie et des mes obsessions nocturnes était fièrement affichée. Tout était clair comme jamais. Mon besoin de me laver de mes songes morbides comme une envie irrépressible de déloger la crasse et le sang. Les fringales insatiables que j'avais au réveil suite à mes recherches effrénées et épuisantes de cadavres animaliers. Depuis le début, la lune me confiait d'étranges missions, elle me susurrait d'horrifiques suggestions pour garder mon travail. Mais la lune n'était qu'une salope. Contrairement à Socrate, elle ne me connaissait pas comme moi-même je me connaissais. J'entrepris donc de lui parler de mon for intérieur. J'évoquai mes rêves de grandeur et le plus essentiel, je voulais toujours un travail utile qui me rendisse heureuse. La lune m'aida à retrouver mes esprits et tracer mes nouvelles missions. Je ne pouvais tuer inintelligemment et froidement. Chaque action devait avoir sa raison d'être. 

     Alors moi Athina Normga vint à la vie. Le sommeil ne sera plus le moyen de canaliser la démence au fond de la trappe sombre du subconscient pour buter les êtres innocents, mais au contraire, le réveil sera le défouloir de la justice dans sa nouvelle main de fer. Et un aigle dévorera le foie du persécuteur, du meneur de la barbarie qu'était Emmett Prothéos. 

     Je fus méthodique et froide et comme la lune me soufflait toutes les réponses à mes interrogations, je trouvai bien vite la solution. Dénicher le lieu de vie d'Emmett Prothéos, fut un jeu d'enfant. Il vivait dans un coin aisé dans cette ville de Nantes où coula déjà beaucoup d'encre et de sang mais : "Chut, cela est une autre histoire". 

     Silencieusement, je fracturai la fenêtre du rez-de-chaussée et montai à l'étage. Lors de cette première infiltration, peut-être, fus-je bruyante mais le porc engoncé dans les couvertures du lit, situé à l'étage, ronflait si fort que cela devait amoindrir tous les bruits. 

     Avez-vous déjà saigné un porc ? Non ? Eh bien, vous perdez quelque chose ! Le cochon pleurait quand j'épluchai le derme de tout le corps. Il hurlait lorsque le couteau fouinait dans les organes internes. Il criait toujours quand le foie fut déniché. Avez-vous déjà dégusté un foie ? Un foie humain s'entend ? Non ? Eh bien, vous devriez ! Hannibal Lecter le dégustait avec des fèves au beurre. Moi, Athina Normga le mangeai cru, directement à la source, encore partiellement logé dans le corps du porc. Quand tout fut fini, je ne regrettai pas mon premier massacre punitif, mais il fut quand même compliqué de fracturer la carcasse en morceaux pour la déplacer plus facilement. J'avais dû improviser avec la lampe en fer forgé. Et puis, toutes ces éclaboussures de sang. Comment faisait Dexter déjà ? Ah oui ! C'est vrai ! Il protégeait les murs avec des bâches en plastique. J'avais dû faire avec les moyens du bord et protéger tant bien que mal avec les draps du lit et éponger tout le sang avec les vêtements. 

     Tout ce cheminement en valait la peine car je fus en marche vers ma nouvelle destinée ! J'étais une nouvelle justicière. "Toc, Toc, Toc ! Qui était là ? La souris qui joua au chat et vengea toutes les pauvres volailles. Etait-ce une souris ? Comment était-ce possible ? Elle portait un couteau ensanglanté et un rictus aux lèvres qui promettait de venger toutes les victimes de la barbarie ! Est-ce qu'elle allait s'arrêter là ? Elle n'oubliera jamais qui elle est et, tant qu'il y aura des êtres à persécuter, elle continuera