mercredi 15 avril 2020

Les serveurs de la Discorde  


"Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur Discord. Numéro de téléphone invalid. Identité factice. J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément ...


     

     À un moment donné, on fait tous des erreurs. Certaines sont plus déterminantes que d'autres. Et dire que tout a commencé pour moi par un accident informatique sur le serveur Discord. Je suis pourtant un informaticien hors pair. Je n'ai jamais commis ni erratum ni bug : je suis un pro dans mon domaine. Un pirate original surfant sur la vague qui est persuadé que rien ne peut lui arriver ... Si j'avais su ...

     Vous savez, j'ai toujours voulu être dans une communauté. Faire partie d'un tout. Et même si cette congrégation originale versait dans la monstruosité, je m'y joindrais les yeux fermés. Mes proches m'avaient toujours dit qu'avec ma recherche de sensations fortes et ma naïveté légendaire, je serais la cible idéale pour les sectes. Tout partait pourtant d'une bonne intention. Je voulais juste changer ma routine, briser mon quotidien sans, bien sûr, me casser les dents. Je devrais vraiment raconter depuis le début, j'ai tendance à m'éparpiller. Désolé. Il faut croire que la peur a un souffle méphitique qui vous disperse en mille morceaux.

     Au commencement, je surfais sur le net. Rien d'extraordinaire à ça me diriez-vous. Vous avez partiellement raison, car mon ennui était abrutissant. Toujours les mêmes sites de pseudos fictions horrifiques avec ces pop-up et pubs soûlantes. Ma sauveuse fut Romane Enik. Elle me contacta du jour au lendemain sur Facebook et m'envoya, dans la foulée une demande d'ami. Je ne lui demandai pas comment elle m'avait trouvé. Honnêtement, peu m'importait. Seul comptait le contenu de son profil : des courts récits effroyables qui se voulaient comme réels. Photos d'archives médicales à l'appui, historiettes de pères sadiques ou de frères sociopathes. Tant de faits atroces qui pourraient arriver à votre voisine, peut-être même à vous. C'est ainsi que je découvris l'univers des Creepypastas. La plupart des écrits étaient faux. Certains faits étaient le fruit de l'imagination d'auteurs inspirés, d'autres peu vérifiables. Peut-être authentiques. Nul ne sait. Je ne cherchai même pas à démêler le vrai du faux et dans un frisson de joie mauvaise, je m'inscrivis sur tous les sites de Creepypastas du web. J'avais trouvé mes antres infernaux, mes épouvantables eldorados.

     Mais aussi vite que la galvanisation m'avait atteinte, la routine m'étreint en son sein et fit retomber mon excitation comme un soufflé. J'étais en manque de monstruosité, un putain de junkie voulant sa dose. Je guettais une ligne d'atrocité morbide comme un puissant rail de coke. J'étais aussi devenu dingue du Dark web. J'ouvrais la boîte de Pandore sur mon disque dur qui pouvait être infesté de malwares et virus. Pourtant, je m'en foutais : j'étais trop dépendant aux atrocités.

     Ils le comprirent... Ils m'invitèrent à rejoindre le serveur Discord. Je me rappelle le message fatidique qui s'était inscrit un soir sur mon écran : "(Une succession de symboles inconnus) vous invite". Cette "personne", cachée derrière cette suite de signes, m'amenait juste à utiliser Discord pour discuter avec des adeptes, comme moi, des pastas les plus malsaines. On ne risque rien à utiliser des applications de chats entre aficionados. N'est-ce-pas ?

     "Tu dois vérifier ton identité par téléphone avant de pouvoir envoyer des messages sur ce serveur" : tout le monde connaît ce procédé dès qu'on rejoint le salon pour la première fois. J'étais discipliné, mais surtout bête, j'entrai donc mon numéro de téléphone pour recevoir le code de vérification afin d'utiliser les services."Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur. Numéro de téléphone invalide. Identité factice.

     J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément qui me fit sursauter : mon portable sonna.

     La bouche sèche, les bras tremblotants, je parvins quand même à décrocher. Un boucan de tous les diables acheva mon courage. Une fille hurlait. Des bruits de chaînes grinçaient. Un outil en métal tomba sur le sol. Un autre élément chuta en un bruit de chair spongieuse. "Ton amie avait la langue bien pendue . Tic. Tac. Tic. Tac. Que le spectacle commence" La voix grinçante ricana et l'inconnu raccrocha.

     "J'ai fait un cauchemar. Je vais me réveiller !" Je me répétai cette phrase en boucle. J'aurai adoré retourner le bourbier de ma situation en ce simple tour de passe-passe. Mais, il en fut autrement. Il se trouve que c'est à partir de cet instant que mon quotidien se morpha en mauvais rêve ambulant. Mon téléphone devint un objet de malheur. Il était le réceptacle de vicieux appels d'inconnus. Tous les soirs.

     Je décrochai. Juste la soirée suivante. Car ce concert cacophonique cassa mon comportement. Les sons de métal hurlant, les voix malveillantes et ce nouveau décompte : " Tic. Tac. Tic. Tac. Plus que douze " ... C'en était trop. Je ne pris plus aucun appel, n'écoutai pas leurs messages sur ma boîte vocale. Je loupai dans la foulée les sollicitations de tous mes proches, mais ça m'était égal.

     En une semaine, j'entrai dans un délire paranoïaque. Je couvris les caméras frontales de mes appareils. Je retournai les écrans noirs vers les murs. Mais on me surveillait toujours. Une camionnette sombre aux vitres teintées passait souvent dans les parages. Elle ralentissait à l'approche de ma maison. Vous savez, je ne suis pas fou. C'était sûrement pour moi. Pour qui d'autre ? J'habitais en pleine campagne. Loin de tout événement mondain. Loin de tout vacarme auditif. J'habitais à la campagne. Loin. De tout.

     En cinq jours, la nuit tombée, tout s'accéléra. Le fixe ne fonctionnait plus. Le courant fut coupé. La route fut barrée au bout de ma rue. Les clinches des deux portes du rez-de-chaussée furent actionnées. L'une à l'avant, dans le salon ; et l'autre à l'arrière dans la cuisine. Des claquements de bottes réguliers, raisonnèrent comme à l'armée. Je m'étais terré sous mon lit en attendant le peloton d'exécution. Que faire d'autre ? Me sauver par la fenêtre ? Ils étaient bien trop nombreux, je le sentais ! Il vola brutalement dans la pièce. Je parle de mon asile ? De mon lit ? Du gorille. Je ne vous parle pas en métaphore : mon kidnappeur portait vraiment un costume de gorille. Trop réaliste. Trop grand. Trop de poils longs et poisseux d'un rouge sombre entouraient le faciès de singe. Je n'arrivais pas à savoir ce que me voulait ce monstrueux gorille mais, franchement peu importe...

     Car c'est ici que tout commence ou que tout finit. Après tout, aussi vrai que tous les sentiers chaotiques mènent à Rome, tout commencement a une fin. Ils m'ont emprisonné ... Dans une cellule immense d'où je vous narre mon atroce aventure depuis le début. Je ne sais pas dans quelle ville je suis, mais au moins, je ne suis pas seul . Elle est là avec moi dans cette pièce faite d'odeurs d'excréments et de sang séché coagulé. Dans un geste vain de protection, elle enserre son corps famélique. Elle ne parle pas. Elle n'est pas muette de naissance. Elle avait juste la langue trop pendue, alors, ils la lui ont coupé avec un sécateur. "C'est de la mauvaise graine", ricanaient-ils. Je sais tout ça car c'est elle qui me l'a dit. Enfin, pas dit avec des paroles claires. Je vous rappelle que sa voix n'est que bruits gutturaux s'échappant de sa bouche en une haleine fétide. Elle a d'abord lié les sons d'objets différents aux vingt-six lettres de l'alphabet pour créer son propre langage. Elle est très intelligente mais se fatigue vite et les bruits qu'elle produit sont trop faibles, inaudibles. Alors elle a trouvé de quoi écrire. Vous dire avec quel média est au-dessus de mes forces ... S'il vous plaît, n'insistez pas.

     Elle s'appelle Romane Enik. C'est à la fois Romane et    quelqu'un d'autre qui m'avait contacté sur Facebook. Elle a tenté de l'expliquer mais ses larmes coulaient tellement que trop de lettres se brouillaient. Comme moi, elle avait rejoint Discord. Son numéro était invalide comme le mien. Alors ils l'ont "pris"... Je n'ai pas tout de suite compris. Prendre quoi ? Romane l'enlever si vite ? Suis-je bête ? Bien sûr que oui, ils l'ont kidnappé mais, comme moi, treize jours s'étaient écoulés. Alors qu'est-ce-qui pouvait être prisé ? Prenable ? Son identité : c'est ce qu'elle a inscrit très exactement. Son numéro de téléphone pour la harceler. Sa géolocalisation pour la trouver. L'accès à ses comptes sur les réseaux sociaux pour se faire passer pour elle. Et appâter. Me rapter.

Ils.
Prennent.
Tout.


     "C'est eux ! C'est 10 Corps 2 Hommes !" Elle griffonne cette inscription plusieurs fois. Elle est intelligente je vous l'ai dit : elle sait qui ils sont. Et elle pense que c'est pour ça qu'ils l'ont enlevé ...

     Dans son autre vie, Romane Enik était journaliste. Romane avait réussi à infiltrer un réseau dangereux de pédophiles. Le nom me hantera toujours. Je vous le confie. Mais c'est juste pour vous prévenir. Dix Corps Deux. Uniquement des hommes. Des criminels chinois disséminés dans dix pays européens. Ils obtiennent l'accès aux tablettes via le serveur Discord et aux téléphones grâce aux numéros de toutes les utilisatrices. Des pédophiles, pour la plupart, qui volent photos/vidéos, vous filment à votre insu et, quand le cœur leur en dit, vous traquent.

     Elle gribouille ces signes que j'ai déjà vu sans les comprendre. Je vous les montre :

 

"Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur Discord. Numéro de téléphone invalid. Identité factice. J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément ...

 

     Puis, elle m'explique tout. La signification des symboles - même aussi mal tracés - saute aux yeux quand on le sait. Je vous le dis à mon tour. Notez bien. La première croix correspond au Dix en chiffres romains. Les deux symboles à côté sont la traduction en chinois du mot corps. Les deux barres droites sont le Deux toujours en chiffres romains. Et les deux derniers signes veulent dire hommes toujours en chinois. Le savoir ne vous sert à rien. Mais enregistrez bien ceci, l'organisation se présente aussi sous le nom du serveur que tout le monde connaît : Discord.

     Troublé par toutes ces révélations, je ne sais pas ce que je fous ici. Je suis perdu. Je laisse mon regard errer sur la décoration sommaire de la pièce. Je finis par poser la question qui me tourmente : "Et moi alors ? Pourquoi ?" Lettre par lettre, avec réticence la réponse est tracée et fait son cheminement jusqu'à mon cerveau : "recrutement pour les films". J'avale péniblement ma salive. J'analyse de nouveau la décoration. Les affichettes frappent ma rétine et ma conscience. Des lolitas trop jeunes maquillées et habillées comme des filles de joie couchent avec des hommes beaucoup trop âgés. Les corps sont mutilés, ensanglantés et les visages horrifiés par ce que le couple est obligé de faire. Des photos de snuff movies. Des captures de scènes de copulation après tortures ... Je suis à deux doigts de m'évanouir et alors que je pense être arrivé au comble du vice ...

     Elle est là et avance péniblement dans la pièce. Elle : ma chère sœur, ange tombé du ciel pour atterrir en enfer. Ils l'ont appâté avec mes comptes de réseaux sociaux pour la jeter dans cette cellule. Malgré ce qu'ils lui ont fait, je la reconnaîtrais entre toutes. Ils l'ont maquillé à la truelle et vêtue d'une manière totalement indécente. Elle est paniquée et ses mains se balancent devant elle, comme le ferait une aveugle. Je me corrige : pas comme le "ferait" une aveugle mais comme le fait une aveugle, car ... elle est aveugle . Des trous béants hideux remplacent ses beaux yeux verts. Les orbites ensanglantées n'ont même pas été soignées et dégoulinent de pus. Ses lèvres corail s'agitent. Elle parle, voire plutôt : elle crie. Mais ... je n'entends rien.

     Avec lenteur, je guide mes mains vers mes oreilles. Avec panique, je palpe les excroissances cireuses qui dépassent de mes oreilles. Avec horreur, j'admets que je ne pourrai plus jamais rien entendre : mes conduits auditifs sont bouchés, brûlés à la cire ; mes tympans sûrement infectés. Une photo pourrait immortaliser les trois monstruosités réunies dans la cellule. Elle rejoindrait le mur des horreurs. Yeux crevés, oreilles mutilées, langue tranchée. Plus que des captifs, des cobayes, nous sommes leurs marionnettes et en jetant un œil sur les photographies malsaines des murs, je me dis que nous singerons bientôt les acteurs de la monstruosité.

     Je ne peux que vous conseiller de prendre garde à ces serveurs de la discorde. Discord est leurs terrains de jeux : ils vous chassent, repèrent, enlèvent, mutilent et embarquent dans ces vidéos écœurantes. Ces productions de l'extrême serviront à embrigader d'autres curieux. C'est un cercle vicieux dont nul ne pourra s'échapper. Ni vous, ni moi car les serveurs de la discorde sauront toujours où vous trouver ....

 

dimanche 12 avril 2020


L'histoire de la lapine de Pâques



Entendez-vous, au petit matin de Pâques, les cloches qui tintinnabulent et sonnent ? Méfiez-vous des lapins. Après tout, les avez-vous vu ? Les connaissez-vous ? De quelles contrées viennent-ils ? Hum, hum, l'histoire que je vous ai rapportée n'est peut-être qu'une légende urbaine écossaise. Ne vous inquiétez donc de rien, et régalez-vous de vos chocolats ... aux goûts recherchés.




     

     Dans la petite ville de Ryrde, située en Écosse, une fillette de six ans était assise tranquillement sur un grand fauteuil fleuri. C'était le soir de Pâques, l'enfant regardait la télévision où était diffusé un sempiternel dessin animé avec des lapins, des œufs et du chocolat. Les sourcils étaient froncés en une moue chagrinée étudiée. L'enfant tenta de s'intéresser à ce que diffusait l'écran mais rien n'y faisait. Le film d'animation montrait des lapins riant ensemble et voulant sauver l'œuf d'or de Pâques des griffes des renards. La gamine trouvait ça stupide elle ne voyait pas pourquoi cette fête devait être sauvée. Elle n'appréciait pas Pâques et n'aimait ni les lapins, ni le chocolat : ceux que sa mère lui offrait avaient un goût répugnant.

     Le spectacle extérieur la fascinait davantage que la télé. En guignant par la fenêtre, elle vit qu'il faisait nuit. L'obscurité étendait sa cape sombre sur la beauté luxuriante du jardin. Le noir ne faisait pas peur à l'enfant qui était vaillante. Au contraire, elle adorait la pénombre, bien plus que le jour. Pourtant cette nuit quelque chose la perturbait : elle avait l'impression d'être épiée.

     Les yeux bleu clair de l'enfant étaient plissés en une grimace désapprobatrice récurrente. Elle soupira et comme elle s'ennuyait, elle décida d'écouter sa mère, qui était dans le bureau, près du salon. L'isolation phonique était telle que la petite captait les moindres mots de la conversation d'adulte sans même bouger du fauteuil.

     La matriarche était en pleine négociation avec un riche client. C'était souvent comme ça : mieux qu'une vendeuse de rêve, une commerciale de vent, la mère de l'enfant était courtière en huiles essentielles. Ses clients étaient des talentueux chocolatiers et grands groupes de parfumeries prêts à acheter les essences florales et sucrées à prix d'or.

     Aujourd'hui, tout ne se passait pas comme prévu : la mère perdait patience. L'enfant l'entendit car le ton, d'habitude atone, montait dans les aiguës en tournant en boucle sur les mêmes arguments : " Effluve fine et subtile. Essence sucrée. Matière première unique" . Une somme d'argent fut hurlée, plus que proposée : "1.000 !" Puis : "Bien. 500 alors !" Et enfin une dernière phrase fut vociférée si fort que les murs du salon en tremblèrent : " C'EST CE QUI ÉTAIT CONVENU ET TU VERRAS, TU CÉDERAS" .

     Les bruits se succédèrent à un rythme aussi effréné que le ton employé par la mère : le combiné fut raccroché brusquement, la porte du bureau violemment ouverte puis refermée et enfin les hauts talons claquèrent méchamment dans le couloir. La mère de famille fit irruption dans le salon, écrasant le mobilier, et la petite avec, de son illustre aura.

     Marine, la matriarche n'était faite que d'atouts impressionnants. Elle était toute en longueur, très grande, immense. Son gracieux cou disparaissait sous une opulente cascade de boucles brunes. Son visage, lui, était toujours figé. Par de nombreuses opérations chirurgicales ? Par une froideur naturelle ? On ne savait trop dire. Mais cette fois-ci un pli soucieux barrait son front lui conférant une allure inquiétante.

     L'enfant, Violette, en guise de réponse adopta une mine renfrognée fortement travaillée. La petite était l'opposé de sa mère : ses longs cheveux blonds et ses yeux clairs lui conféraient un air angélique. Vraiment, mère et fille ne se ressemblaient pas : Violette tenait plus ses attraits physiques de son père. Paternel, qu'elle n'avait, hélas, jamais connu.

     Théâtralement, Marine se laissa choir dans le fauteuil. Elle posa ensuite une assiette avec un biscuit sec sur la table basse, puis, saisit sans préavis la télécommande pour éteindre la télé :

     - "Tous des emmerdeurs ! Tu as bien raison de ne pas aimer Pâques et tout ce cirque : ce ne sont que bêtises.

     -  Mike aussi dit que Pâques tout entier est une bêtise. Il dit que le lapin c'est comme le Père Noël : il n'existe pas et seuls les bébés y croient . - L'enfant grimaça. - Tu sais, il dit aussi que je ne suis pas de la famille, que je suis une pièce rapportée et qu'on m'a trouvé dans une poubelle !

     -  Eh bien, ton cousin Mike raconte des sottises. Du moins, avec cette histoire de poubelle. C'est ridicule, c'est juste pour t'embêter. Tu ne devrais pas croire tout ce qu'il invente.  - Marine caressa la chevelure de l'enfant dans un geste apaisant et maternel mais ses longs ongles accrochèrent le cuir chevelu. 

     -  Il se fait tard. Tu devrais déjà être au lit si tu veux être en forme demain matin. Mais avant ... Une petite friandise ? "

     Elle tendit un biscuit d'un air invitant. L'enfant savait ce qu'il y avait dedans. Des pétales de fleurs. L'obsession de sa mère pour les parfums floraux la poursuivait jusque dans la cuisine. Elle y concoctait des mets répugnants à base de rose, de pissenlit, de violette et de coquelicot. Tout. Elle parsemait tout de pétales roses, jaunes et rouges. Violette, plissa le nez de dégoût mais, connaissant l'entêtement de sa mère, ne broncha pas et, mangea le cookie au goût étrange.

     - " Brave petit sucre d'orge ! Il est temps de rejoindre le doux pays des songes. "

     Cérémonieusement, la mère se leva, donna la main à l'enfant et l'amena vers la salle de bain pour faire sa longue toilette. Violette était coquette, elle aimait prendre soin d'elle comme beaucoup de petites filles. Pourtant, après s'être lavée, en rejoignant les draps, la petite avait l'impression d'être un bonbon poisseux, dégoulinant de sucre. Une friandise qu'on aurait oublié dans une voiture, en pleine canicule. Le gel douche, l'eau de toilette : tout avait une odeur marquée, sucrée, entêtante et surtout écœurante. Pour ponctuer ces bizarreries, la mère de l'enfant lui intima l'ordre de souffler pour vérifier son haleine et dit en pleine extase sensorielle : " Hummmm ! Fruits des bois, j'en rachèterai pour la prochaine ... fois !"

     Après une histoire lue sans conviction d'une voix apathique, la génitrice s'apprêta à quitter la chambre pour laisser dormir la fillette. Alors qu'elle avait encore la main sur la poignée de porte, Violette se plaignit : " J'ai froid !

     - Oh oui, c'est vrai - Avec lenteur et un sourire faux plaqué sur le visage, Marine se retourna et se dirigea vers la fenêtre de la chambre - J'ai laissé la fenêtre ouverte. Je suis bien trop distraite ! "

     La fenêtre était voilée par de jolis rideaux à motifs de fleurs pastel. La nuit, les moindres lumières étaient bloquées par un épais volet métallique. La mère ferma la fenêtre, en scrutant minutieusement par l'interstice du volet mal fermé.

     - " Tout est en ordre maintenant J'en connais une qui va faire de beaux rêves. Dors mon enfant. Car demain, dans le jardin, il y aura le meilleur des chocolats ... Je laisse la porte grande ouverte. Si tu fais un cauchemar, tu cries et j'arrive. " La mère couva l'enfant d'un œil étrange. Elle s'attarda sur la petite tête blonde, comme pour garder en mémoire les moindres détails : " Ma petite réussite."

     Violette n'entendit pas les propos empreints d'étrangeté. Elle dormait déjà et comme elle avait le sommeil lourd elle ne perçut plus rien durant deux longues heures. Elle ne capta ni la voix de la mère criant au téléphone, ni les bruits de furetage, près de la maison.

     Plus tard dans la nuit, le vent charria le prénom de l'enfant. Il emporta avec lui d'une voix rauque, basse, désagréable et rocailleuse, le prénom : "Violetteeeeeee. Vioooollllettteeee." Perturbée et désorientée, la fillette émergea de son sommeil. A présent, le volet n'était plus là. La fenêtre était grande ouverte. La gamine le vit car les rideaux étaient gonflés par le vent comme s'il s'agissait plus d'un navire en pleine tempête que d'une chambre. Le ciel étoilé, la pluie, le vent tonitruant pénétraient dans la chambre. C'était terrifiant. Et toujours cette litanie : "Violllletttttte. VIOLETTE !"

     La petite sortit du lit en hurlant. Dans sa précipitation, elle emprisonna ses jambes dans les couvertures. Plutôt que d'atterrir hors du lit sur ses pieds, elle tomba et se cogna la tête sur la table de chevet. Un filet de sang coula sur le visage de l'enfant, qui sentant que rien n'était normal, resta quand même courageuse. Partiellement aveuglée par son propre sang, elle se remit debout et courut vers la porte de la chambre qui était fermée. Pas comme juste close. Non. Elle était fermée comme : verrouillée à clé.

     - "Maman ! Maman !" La petite tambourina la porte de ses poings ensanglantés. Elle éclata en sanglots et hurla à la fois.

     Un murmure tentait de la rassurer mais accroissait son malaise : " Violette. Viens avec moi ! J'ai de jolis petits œufs. Rien que pour toi ! Allez, viens jouer avec mes drôles de petits œufs!" La petite était interdite, muette de peur et ne faisait que trembler : elle reconnaissait la voix. Mais pas la silhouette venant des cauchemars les plus sombres. Un lapin immense sauta du fond de la chambre. Ce n'était pas un animal, c'était un homme. Un homme au comportement de bête sauvage. L'animal était immense et portait un costume de lapin sali de mousses vertes, croûtes sèches boueuses et plaques de sang séché. Une abomination, dont la tête émanait du costume, : un visage à la barbe drue, des lèvres trop charnues tordues en un rictus, des yeux de fouine qui dévorent la gamine d'un regard vicieux. En deux enjambées, le lapin pervers, sale et puant rejoignit l'enfant qui pensa : "je vais manquer d'air à cause de sa mauvaise odeur" . Sauf qu'en fait, elle allait être asphyxiée par l'objet dans la main du lapin. Il grogna et appliqua le mouchoir sur la bouche de l'enfant qui suffoqua et, s'évanouit.

     Peu de temps après, l'enfant se réveilla dans un lieu différent. Elle n'était pas chez elle. Elle le sut car l'odeur de la chambre où elle se trouvait était pestilentielle. Ça sentait le renfermé, l'odeur cuivrée du sang, la viande calcinée et en décomposition. Mais plus surprenant, une autre odeur de chocolat se dégageait.

     La petite se leva et inspecta la pièce du regard. Cela ressemblait une vieille salle d'école abandonnée mais pas vraiment. Les lieux d'éducation avaient rarement un lit à la couverture miteuse pour y poser un enfant drogué. Pourtant on se croyait à l'école car des patères étaient contre le mur en face du lit. Des noms de petites filles étaient écrits maladroitement, au-dessus de manteaux semblables à ceux que Violette avait l'habitude de porter. Les prénoms des fillettes étaient tous à connotations florales : " Rose. Capucine. Marguerite. Pétunia. Jasmine. Jacinthe."

     Dans un coin, plusieurs cartons étaient empilés. La poussière était omniprésente et un rat traînait à proximité. Pourtant, Violette s'y dirigea rapidement car un objet, venant d'un carton, avait attiré son attention. Un doudou de couleur rose fané où était brodé :" Lilith". Des choses de plus en plus étranges étaient remisées là. Plusieurs photos avec une adulte - ressemblant trait pour trait à Lilith - et tenant un bébé dans les bras. Et enfin, une lettre manuscrite. L'enfant aurait pu reposer cette lettre car elle ne savait pas encore très bien lire, mais elle reconnut immédiatement l'écriture de Marine. Des lettres soigneusement tracées, à la limite de la maniaquerie. Alors les yeux de la gamine, obnubilés analysèrent la lettre odieuse. Parmi tous les mots compliqués, l'enfant reconnut le prénom "Lilith", le mot " vol", une adresse de maison, le mot "transaction", le terme "vente" et enfin une somme d'argent. La somme de 1.000 euros ...

     Perdant la raison, Violette s'agita, hurla des vulgarités et donna des coups de pied rageurs dans le contenu du carton. Sur le sol, s'éparpillèrent des jouets, d'autres photos et un article de journal local où on voyait la une du magazine : " DISPARUE". L'irritation de la petite monta d'un cran. Elle avisa un objet sur le sol. Un moule en acier qu'on utilisait pour faire, par exemple, des bougies, des gâteaux ou du chocolat. Il était d'ailleurs en forme d'œuf, mais surtout il était lourd. Son regard chercha d'autres éléments à abîmer, il longea les murs boisés pour repérer une petite fenêtre à l'arrière de la pièce. Violette courut vers la lucarne. Il suffisait de viser. C'était facile, c'était comme lorsque l'enfant assassinait avec ses cailloux, les oiseaux dans le ciel. Sauf que la fenêtre ne bougeait pas. C'était plus simple mais elle ne pourrait rien torturer. En trois gestes, la petite fracassa la vitre, s'élança vers la nouvelle issue, et se faufila hors du cabanon.

     Ce fut aisé jusqu'à présent, mais là ça ne l'était plus vraiment. Violette s'était extirpée de la gueule du vicieux cabanon pour se trouver au fond d'un jardin. Au fond de son jardin. Incompréhensible. Elle reconnut le grand arbre au pied duquel elle avait enterré le chat qui s'était maladroitement fracassé la tête contre un mur. Elle avait dû l'achever en le noyant dans une bassine d'eau. La petite était sauve, mais pas saine d'esprit. Elle vit au loin sa maison et, aveuglée par sa colère, fonça vers celle-ci.

     Quand Violette arriva salie de terre et couverte de sang séché, Marine était accoudée au bar du salon, un verre à la main. Elle parlait avec son vicieux compagnon. Le lapin de Pâques. Celui qui avait kidnappé l'enfant.

     - "Non. Non. Non ..." Violette choquée, secoua follement la tête en reculant. Elle voulut s'éloigner de sa mère et de son comparse calamiteux qui, sous la chiche lumière, ressemblait à son voisin.

     - " Tais-toi dont petite sotte. Ouvre les yeux : je ne suis pas ta mère ! Quant à toi - mauvaise et agressive, elle se tourna vers le lapin - Je croyais que tu lui avais fait la peau. Et cette morveuse est toujours ici. Je te vends des essences uniques que je travaille pendant des années. Et toi, comme un idiot, tu la laisses partir. T'es censé récupérer son "arôme" pas jouer au baby-sitter avec.

      - Tu survends ton stock de produits. C'est moi qui fais vivre ton commerce de tarée. Si j'étais pas ton client, tu serais à la rue. Personne ne voudrait participer à tes enlèvements minables. Et j'te rappelle que Jasmine, la dernière, je sais pas ce que t'avais foutu avec elle . Mais le goût du produit fini, gerbant : personne n'en a voulu. 

     - Si tu n'es pas content, trouve des gamines toi-même !

     - Espèce de salope ignoble. J'devrais peut-être passer au niveau supérieur...- Le lapin de Pâques avança vers Marine en sortant un scalpel de la poche du costume. - T'inquiètes pas ma belle. Au lieu de te décomposer sous terre et pourrir les fleurs par la racine, tu finiras au fond d'une casserole."

     Le lapin éclata d'un rire fou et sadique et sauta sur la brune qui, de faible gabarit ne sut se défendre. Elle ne faisait pas le poids face à la sauvagerie déchaînée du lapin alors, elle appela à l'aide, cria, vociféra et supplia Violette, son "enfant" qui était dans la pièce et assistait au spectacle.

      - " Je ne suis pas ta fille et je ne m'appelle pas Violette." La petite blonde au visage angélique n'avait plus sa moue renfrognée trop travaillée. Elle avait cette fois un véritable sourire, un rictus démoniaque presque baveux de plaisir. C'était bien plus amusant que les lapins dans les dessins animés pour enfants. Alors que le lapin sadique dessinait le sourire de l'ange sur le visage austère de Marine, Lilith commença à rire.

     Dix minutes plus tard, le lapin avait fini sa besogne. Un tas de chairs sanguinolentes gisait sur le sol. On ne reconnaissait plus rien. Des organes génitaux, des veines, des tendons, du cœur et du cerveau tout étaient soit charcutés soit emballés dans des sacs congélations. On ne perdait rien de la matière première. Pour faire les meilleures friandises, tout était bon et utile et cela le lapin de Pâques l'avait enseigné à la petite. Lilith riait quand même en jouant avec les viscères avant de les empaqueter. Son père adoptif la sermonnait :

      - "On ne joue pas avec la nourriture.

      -  Pigé ! "

     Au moment de quitter les lieux du crime, l'extase jubilatoire de la boucherie retomba comme un œil crevé qui s'affaisserait alors Lilith proposa : " Je sais où trouver le garçon le plus gros et gras de la ville. Il s'appelle Mike et il a été méchant avec moi." La moue chagrinée orchestrée de la démone en herbe prit encore et le lapin amena l'enfant sur un nouveau terrain de jeu.

     Durant le trajet, le lapin conta à l'enfant monstre, comment Marine avait orchestré son kidnapping. Il narra l'éducation abusive et calculatrice pour en faire la matière première la plus exquise.Quant au rôle du lapin dans l'affaire : étant artisan chocolatier, il récupérait la chair, la graisse pour fabriquer des ganaches uniques. À de rares occasions, il utilisait aussi les os, muscles, veines et tendons, broyait les uns et mixait les autres pour en faire des bonbons gélifiés. Son récit plongea et noya Lilith - l'enfant portée disparue dans le journal - dans un océan de vice et colère.

     Arrivés chez, Mike, le cousin accueillit Lilith le sourire aux lèvres, il n'était pas le "méchant Mike" dépeint par la protégée du lapin .. Simplet, il informa que ses parents étaient partis en voyage et qu'il avait la maison pour lui seul. Naïf, Il ne comprit pas le sous-entendu glauque du "nouveau jeu". Aussi, s'époumona-t-il quand Lilith, aidée de son mentor, lui trancha une jambe et scanda en le voyant sautiller pour s'enfuir : " Laaaaapin , ouais ! Laaaaapin, ouais ". Aussi, chouina-t-il de désespoir quand la petite lui frotta les veines avec une lime à ongles pour, en tirer : "un son musical" . Mais, lorsque Lilith mettant un terme final à la préparation de la nourriture, fit sauter ses yeux avec une cuillère à café et coupa les nerfs optiques avec des ciseaux d'écolier, il était déjà mort.

     Dans la petite ville de Ryrde, située en Écosse, une enfant sadique, aux cheveux d'or sanglants s'amusait follement en cuisinant. C'était la nuit de Pâques et le lapin et son apprentie respectaient la tradition : ils fabriquaient des confiseries aux goûts originaux pour les vendre au voisinage. Lilith riait en fabriquant des chocolats, elle remplaçait la graisse animale par la graisse humaine. Elle s'esclaffait en roulant les yeux de Mike et les testicules, dans une chapelure de pain et de sucre, pour ensuite les faire bouillir. Elle appela - en guise d'hommage - sa création : " les bonbons Mickey". Ainsi les enfants n'y virent que du feu. La gamine trouvait ça fou et enivrant.

     Elle jubilait et, même mieux, eu son premier orgasme : prémisse d'une vie d'adulte débauchée et criminelle. Car Lilith grandit mal et laissa sur son sillage, partout où elle allait, des cadavres privés de leurs graisses, yeux, nerfs, os et tendons. Les ventes de chocolats furent toujours plus florissantes. La lapine infernale de Pâques copula avec moult hommes et, parsema dans le monde, une immense descendance qu'elle éduqua dans les règles de son Art.

     Entendez-vous, au petit matin de Pâques, les cloches qui tintinnabulent et sonnent ? Méfiez-vous des lapins. Après tout, les avez-vous vu ? Les connaissez-vous ? De quelles contrées viennent-ils ? Hum, hum, l'histoire que je vous ai rapportée n'est peut-être qu'une légende urbaine écossaise. Ne vous inquiétez donc de rien, et régalez-vous de vos chocolats ... aux goûts recherchés.