vendredi 24 novembre 2023

 

Le jeu du pendu (première partie)

 

Le jeu du pendu (première partie)
 

     J'aurais tant voulu commencer cette histoire par "Il était une fois" mais le récit qui va suivre n'a rien d'un conte de fées. Mon enfance, et une partie de mon adolescence, furent pourtant idylliques. J'étais riche à tous les niveaux. Appartenant à l'opulente famille Tiller, je parcourais le monde avec mes parents. Ils étaient des artistes talentueux et reconnus par leurs pairs. Leurs œuvres d'Art étaient exposées dans les plus grands musées du monde. Le Métropolitan Museum Of Art, le Musée national de Chine, Le British Museum, Le Musée du Louvre. Les États-Unis, le continent asiatique, les contrées anglo-saxonnes, l'Europe entière. À 15 ans, j'étais forte de la culture de chaque contrée. La gastronomie, le dialecte, la musique du monde n'avaient aucun secret pour moi. J'étais aussi très calée en mouvements picturaux et avais une certaine aisance dans toutes les matières artistiques. J'étais jeune et naïve et pensais être à l'abri des coups du sort.


     Du jour au lendemain, mes privilèges s'effondrèrent. Un matin, mes parents disparurent. Je fouillai l’entièreté du manoir victorien pour les trouver. Seuls les claquements lugubres des volets extérieurs en bois me répondirent. Les craquements du plancher accompagnèrent ma progression. Je sortis dans l'immense jardin. Un brouillard dense empêchait toute visibilité. Il avalait l'ombre du portail. Il estompait la silhouette des chênes. Il gommait la pureté des rosiers blancs. J'étais perdue au milieu d'une épaisse brume avec une croissante certitude, j'étais seule. J'appelai mes parents. Un silence de mort me répondit. Je courus sur la pelouse du jardin. La rosée matinale avait rendu l'herbe glissante et ma progression difficile. Je trébuchai trop souvent. Je finis par me réfugier aux portes de ma demeure. C'est sur le palier que le majordome me trouva.
 

     Une enquête fut ouverte. Le seul indice était dans l'atelier d'artiste de mes parents. Une toile avec une énigme : "V---#-- ----- - -- --u #" et une peinture abstraite. Qui était l'auteur de ce message ? Que signifiait l'énigme ? Les recherches piétinèrent. La décision fut prise de me placer. Un seul membre de ma famille accepta d'avoir une adolescente à sa charge. Un oncle. Un vieux garçon. Il était également Irlandais. Il habitait dans la bourgade de Dungloe, à 440 kilomètres de la ville de Cork où je logeais. C'était un homme taciturne et sans histoire. Concierge dans un collège défavorisé, il ne comptait pas ses heures de travail. Cela me convenait, j'aimais ma tranquillité. Heureuse de le savoir peu présent à son domicile, j'acceptais.

     J'eus tort. Arrivée dans sa bicoque, je fus surprise de constater qu'il ne vivait pas seul. Suite à un drame survenu dans le collège dans lequel il exerçait ses fonctions de concierge, il avait recueilli quelqu'un chez lui. Le malheureux était orphelin. Il avait assisté à des événements traumatisants. Il avait été persécuté. Sa vie avait été faite de coups et insultes. Certes, il avait des passions bizarres, comme la taxidermie, mais il n'en était pas moins digne de respect et intérêt. Tous les enfants devaient être aimés. Ce furent les explications débitées par mon oncle quand il me présenta... Todd.

     Je n'oublierai jamais l'aura malsaine qui l'entourait. Il ne parlait pas. Il grognait des sons gutturaux. Il portait un masque de loup. Pas ces choses incongrues en plastique, vendues dans les mauvaises boutiques de farces et attrape. Todd avait sur sa tête la vraie gueule d'un loup. Les touffes de poils étaient couvertes d'une mixture poisseuse et malodorante. Le derme lupin était plus verdâtre que blanchâtre. Le museau se décomposait par endroits. La masse corpulente de Todd avança. Il tendit mollement une main à l'hygiène encore plus douteuse que le reste. Face à cette horrible apparence, je reculai en grimaçant. Le monstre devant moi gloussa.

     Pour arriver dans la sordide ville de Dungloe, mon oncle avait dû conduire de nuit. Le jour s'étant levé, le collège allait ouvrir ses portes. Mon oncle enfila un manteau élimé puis partit au travail.

     Todd me fixa pendant deux interminables minutes. Il balança son corps d'un pied sur l'autre. Sa face de loup restait immobile. Les yeux de la bête avaient été retirés, pourtant, le regard qui me fixait n'avait rien d'humain. Je prétextai une urgence féminine pour m'extirper de cette rencontre effrayante. Dans la salle de bain, en me lavant les mains, j'eus encore cette impression d'être observée. Je guignai les peintures vieillies qui décoraient la pièce. C'étaient des portraits expressionnistes. Les visages fondaient en coulées ocres et grises. Les regards étaient courroucés. Mal à l'aise, je sortis de la salle d'eau et me réfugiai dans la chambre qu'on m'avait attribué.

     À midi, on toqua à ma porte. C'était Todd qui portait un plateau. Il resta longtemps immobile. Il me fixait sans ciller. J'étais terrifiée par son attitude étrange. Finalement, il posa mon repas sur le palier puis quitta la pièce. Un vieux bol ébréché. Une soupe écœurante. Une miche de pain aussi dure qu'un caillou. Un verre de lait qui a tourné. Dégoûtée, je décidai de jeûner.

     Au milieu de l'après-midi, je sortis pour respirer autre chose que l'air vicié de la maison. Le jardin était aussi mal entretenu que le reste. Au milieu de la laideur pourrissante des fleurs, j'entendis de doux miaulements. Ces sons apaisants provenaient d'un cabanon vétuste. Désireuse de cajoler de petites bêtes innocentes, j'approchai de la cabane. Les cloisons étaient des planches en bois mal assemblé. Je regardai au niveau des interstices. À l'intérieur de l'abri, dans un panier posé sur le sol, une portée de chatons ronronnait. Les jolis êtres se frottaient les uns contre les autres. Ils... Semblable à une épée de Damoclès, un couteau s'abattit. Les chats poussèrent des miaulements affolés. Le couteau perça les têtes et les yeux des chatons apeurés. Le sang gicla. Des coulées inondèrent le sol. Des gouttelettes d'hémoglobine aspergèrent les murs et le responsable de ce carnage. La silhouette massive. La tête d'animal qui dodelinait. Todd... Je me mordis les lèvres pour ne pas crier. Le goût métallique inonda ma bouche me donnant davantage la nausée. Malade, les larmes aux bords des yeux, je courus me réfugier dans la maison. Je ne connaissais ni la ville, ni le comté dans lequel j'étais. Je ne savais pas où aller. J'attendis donc dans la salle de bain, adossée à la porte fermée à clé.

     Au début de la soirée, mon oncle rentra du travail. Il se vautra dans le fauteuil du salon. Je le rejoignis. Todd était Satan seul sait où. J'employais toute ma diplomatie pour évoquer son passe-temps effrayant. Mon oncle haussa les épaules en défendant Todd. C'était un Artiste, un original, un incompris, il aimait l'Art, c'est tout. Tout en le glorifiant, il caressa une "peluche" sur la table du salon. Il la saisit et l'admira sous toutes les coutures. Je déglutis. Il ne manipulait pas un jouet, mais, un animal empaillé. Un écureuil mort. J'étais à deux doigts de fondre en larme. Je fis tout mon possible pour maîtriser mes nerfs. Je fis aussi le maximum pour convaincre mon oncle de m'envoyer dans un pensionnat pour jeunes filles. Je fis également de mon mieux pour faire montre d'une excessive maladresse. Le service de porcelaine de mon oncle y passa. Au final, le pensionnat pour jeunes filles fut idéal. Me trouver une place fut aisé. Le lendemain au matin, nous étions arrivés à l’orphelinat catholique du Bon Secours dans la ville de Tuam.

     Si vous pensiez que Todd était l'être le plus monstrueux au monde, laissez-moi vous dire qu'il n'était rien comparé à Maddyson. Maddyson était une fille étrange à la démarche fantomatique. Son corps, partiellement caché sous des vêtements gris, délavés, élimés, était décharné. Ses cheveux blonds cendré n'étaient jamais peignés. La masse était épaisse, sale et emmêlée. Son visage était émacié. La carnation était étrange. C'était comme un mélange de teintes cendreuses et verdâtres. Sa face était croûteuse par endroits. La lèpre ? La vérole ? Beaucoup de jeunes filles du pensionnat se plaisaient à lui inventer toutes sortes de maladies contagieuses. Maddyson avait un regard à vous glacer le sang. Les yeux étaient globuleux. Les sclères étaient jaunâtres. Les iris étaient terre d'ocre, une teinte peu commune pictée de gouttelettes de sang. Elle ne parlait pas. Jamais. Faisant courir moult autres rumeurs sur son compte. À l'orphelinat catholique du Bon Secours, il était facile d'avoir accès aux dossiers confidentiels des autres orphelines pour peu qu'on ait la cuisse légère. Tous les hommes qui travaillaient au pensionnat étaient soudoyables en échange de faveurs sexuelles. Madddyson était la seule à n'avoir aucun dossier. Son origine était entourée d'un épais mystère. On dit qu'elle était le rejeton d'une sorcière et pratiquait des sacrifices les soirs de pleine lune. Elle errait souvent avec un antique cahier noir. La relique avait des pages jaunies et une couverture en vieux cuir craquelé par endroits. Cette antiquité était la chose la plus effrayante. Tous détournaient le regard de cet objet de malheur. Il était considéré soit comme le Nécronomicon, soit comme un Death Note...

     Bien que Maddyson provoquait un profond effroi, sa timidité évidente faisait d'elle la victime idéale du pensionnat. Lorsque j'intégrai le pensionnat pour jeunes filles, je perçus toutes sortes de rumeurs. J'ouïs dire qu'il existait des cellules d'isolement où certaines récalcitrantes étaient envoyées sans lumière, sans nourriture et sans compagnie pendant plusieurs jours. J'entendis dire que l'infirmier rasait les têtes des orphelines qui avaient des idées trop révolutionnaires ou trop délirantes. Le pire était la salle 314 où étaient menées nombreuses expérimentations malsaines sur des adolescentes qui ne souffraient de rien d'autres qu'un banal rhume. Au milieu de tous ces "on-dit", des anecdotes sur le harcèlement que subissait Maddyson circulaient. Bien que j'appréhendai sans difficulté à quel point l'esprit humain pouvait être tordu, je n'en crus pas un seul mot... Jusqu'au jour où j'assistai en personne à une scène d'intense violence...

À suivre...

 

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