Le jeu du pendu (seconde partie)
La cafétéria était maussade. Les murs étaient peints en gris. Les tables et les chaises étaient en formica. La nourriture servie était insipide. L'ambiance était morose. À l'heure du midi, il n'était pas rare que les adolescentes cherchent une occupation pour s'extirper du quotidien du réfectoire. Lorsque Maddyson pénétra dans la salle de restauration, je sus que quelque chose de dramatique allait arriver. Elle semblait encore plus lasse et fatiguée qu'à l'accoutumée. Elle traînait le pas. Les lacets de ses bottines usées étaient défaits.
Le pied peu assuré. L'autre pied instable. Les
chevilles qui se déboitèrent. Le corps déséquilibré qui partit vers
l'avant. Le plateau qui tomba au sol. Le verre et l'assiette qui se
brisèrent. Maddyson atterrit tête la première au milieu des débris. Des éclats de rire fusèrent.
En l'espace de quelques secondes, Maddyson
était devenue la risée de la cafétéria. Sous la huée, les rires
hystériques et les sifflements, elle se releva. Piteuse, elle
frotta les restes de nourriture piégés dans ses cheveux. Lizbeth, une
peste qui faisait la pluie et le beau temps, une teigne qui pourrissait
la réputation de sa victime en un claquement de doigts, lança une pomme
en direction de Maddyson. Celle-ci esquiva le fruit en exécutant un ersatz de pas de danse. Des filles se moquèrent. D'autres pommes, des œufs et des tomates furent envoyés vers Maddyson
qui continua à éviter les projectiles dans une chorégraphie bizarre.
Des filles tapèrent dans leurs mains, d'autres cognèrent sur les tables
en rythme. Toujours des aliments lancés vers Maddyson. Encore cette danse improbable. Bientôt des "Danse, Maddyson. Danse Maddyson. Danse." Des rires excités. De la nourriture balancée. Une chorégraphie désespérée.
"SUFFIT !!!"
Cette voix haut perchée anesthésia l'ambiance. La scène d'humiliation prit fin. Les filles se rangèrent en ligne droite et baissèrent honteusement la tête. La directrice du pensionnat, Katie Heartless, fit son entrée. L'inhumanité suintait par tous les pores de sa peau. Mrs Heartless n'était que sévérité, sadisme et méchanceté. Elle avait recours aux techniques les plus barbares pour imposer le calme. Ravie de voir la terreur chez les adolescentes, elle demanda d'un ton autoritaire : " Quelle est la responsable de ce raffut ?" . Personne n'osa répondre. "Bien. Vous l'aurez voulu." Katie sortit une règle en fer de sa poche. Elle avança vers la première fille de la file indienne et demanda avec un air mauvais : "Qui ?" . Tétanisée, l'adolescente questionnée continua à fixer le sol sans répondre. Mrs Heartless ordonna :"Montre-moi tes mains." L'adolescente tremblante obéit. La règle en fer vola très haut, pour ensuite, redescendre et viser les mains de l'enfant qui hurla. Durant une interminable minute, un concert de coups de règle et de cris d'agonie retentit. La directrice sadique arriva enfin au tour de Lizbeth. Elle avait toujours trouvé l'adolescente impertinente et n'avait jamais eu l'occasion de la punir comme il se doit. Aujourd'hui, elle allait lui faire ravaler publiquement son air de bravade. Elle allait la corriger devant tout le monde. Elle demanda : "Qui ? " Alors qu'elle levait la règle en fer le plus haut possible, une voix rauque l'interrompit : " Personne. " Mrs Heartless fronça les sourcils et suspendit son geste. Elle interrogea :"Que... Quoi ?"
Une adolescente avança avec une extrême lenteur vers la directrice. Elle affichait un air déterminé. Sa démarche était hypnotique. Elle avait un air de défi immuable. C'était Maddyson. Elle arriva à hauteur de la directrice et répéta d'une voix éraillée : "Personne." Mrs Heartless trembla. La règle en fer tomba sur le sol. C'était la première fois que Maddyson parlait ; sa voix était effroyable. La directrice avait perdu sa superbe. Elle recula lorsque Maddyson fit un pas en avant. Paniquée, la directrice finit par rebrousser chemin et quitter la cafétéria. Maddyson, la personne la plus moquée du pensionnat, avait terrassé la redoutable Mrs Heartless.
Il y eut un temps de flottement. Enfin, Lizbeth se rapprocha de Maddyson
: " Cette vieille peau cherche la moindre occasion pour me
tomber dessus. Tu aurais pu me balancer pour te venger, mais tu n'as
rien fait. J'apprécie". Dans tout l'orphelinat, Lizbeth n'estimait que
trois filles. Elle dédaignait et harcelait toutes les autres qui
n'étaient pas dans son cercle d'amies. Aussi, quand Lizbeth tendit sa
main vers Maddyson, le temps se figea. Lizbeth offrit à Maddyson un sourire sincère. Mielleuse, elle demanda : "Alors, Maddy ? Amies ?". Des ados frissonnèrent, d'autres arrêtèrent carrément de respirer. Maddyson
pencha la tête sur le côté pour jauger la proposition. Autour d'elle,
le silence régnait en maitre. Lentement, elle saisit la main tendue et
répondit :"Amie." Le pacte avec le Diable était passé.
L'amitié naissante entre Lizbeth et Maddyson fut l'évènement le plus étrange qu'il m'eut été donné de voir. La nouvelle relation était
indestructible. Le duo était inséparable. Les deux êtres étaient
devenus des chimères. Par un coup du sort, les jeunes filles se vouaient
une admiration mutuelle sans borne.
Un observateur naïf verrait là un bienheureux retournement de
situation. Mais, ce revirement était tout bonnement flippant. Lizbeth se
fondit en Maddyson. Elle ne s'exprimait que quand Maddy
le lui permettait, en la paraphrasant la plupart du temps. Elle copiait
toute sa gestuelle. Elle était trop serviable, à la limite de
l'asservissement. Elle se coiffa et se vêtit comme Maddy
qu'elle avait pourtant toujours considérée comme une pauvrette. Son
apparence devint miteuse. Quant à son teint, il devint maladif. Des
cernes prononcés envahirent
son visage. Elle devint un squelette à la démarche aussi fantomatique
que son acolyte. Le clou de l'horreur fut enfoncé quand elle prit
systématiquement la défense de "Maddy". Elle perdit ses anciennes amies, allant jusqu'à se les mettre à dos. Pire que l'ombre d'elle-même, Lizbeth devint l'ombre de Maddyson.
J'assistais
à sa déchéance en spectatrice tout à fait passive. Bien que d'un
naturel curieux, j'avais tendance à être discrète. Cela jouait en ma faveur. Je les épiais en douce. Impuissante, je voyais l'engeance de Maddyson
et, de facto, la maltraitance que Lizbeth subissait. Une après-midi,
j'eus un mauvais pressentiment et m'assis derrière elles en cours. Alors que je lisais la nouvelle "Alice, dans la Clinique aux Merveilles", je vis Maddyson se pencher vers Lizbeth. Elle proposa : "Veux-tu jouer à un jeu ?" L'espace d'une seconde, je fus pétrifiée. L'énigme ! Maddyson était-elle liée à la disparition de mes parents ?
Lizbeth répondit : "Oh ! Oui !!!". Maddyson ouvrit son vieux carnet noir. Une odeur épouvantable se répandit. Un relent de mort. Elle chercha une page où le papier ne s'effritait pas. Puis, elle esquissa avec grande aisance, une potence et sept traits. Une angoisse m'étreint en son sein. C'était le jeu du pendu. Mes parents y avaient-ils joué ?
Lizbeth, avala péniblement sa salive. Maddyson exigea : "Une lettre." Lizbeth respirait de plus en plus difficilement. Pourtant, elle joua le jeu : "L". Maddyson griffonna. Avec une voix de plus en plus faiblarde, Lizbeth tenta plusieurs autres lettres : "U" et "I" ensuite "M" après "O" pour finir par :"N". C'était sa dernière chance et elle avait perdu. Maddyson donna le dernier coup de crayon pour prononcer sa sentence. Sur une feuille de son étrange cahier noir, Maddyson avait reproduit une pendue. Un portrait saisissant de réalisme. La glaçante artiste se pencha derechef vers sa camarade et révéla d'une voix grinçante :"Tu as perdu. Le mot était... CADAVRE." Lizbeth sursauta. Elle se leva d'un coup sec. La chaise valsa sur le sol. Le boucan insupportable alerta Mrs Heartless qui donnait cours. Elle allait sermonner l'imprudente, mais quand elle croisa le regard de Maddyson, elle bégaya piteusement et revint à la leçon. La fin de journée revêtit un air de normalité. Lizbeth suivait aveuglément Maddyson. Quant à moi, j'étais perdue en plein cauchemar.
À
la tombée du jour, un bruit de couloir se répandit. Comme une brume
angoissante, le prénom de Lizbeth fut tellement prononcé qu'il devint
comme une entité évanescente. Ses anciennes amies dissertèrent sur
l'éventualité de la "chercher".
Je compris qu'elle avait vraiment disparu. Tout comme j'assimilais le
fait que personne ne voulait vraiment partir en expédition pour la trouver. Les
gardiens étaient en faction derrière les portes de chaque chambre.
Sortir en douce était impossible et relevait de la pure folie. Les
cellules d'isolement étaient un calvaire sans fin. Les ténèbres de la
nuit furent propices au pire scénario catastrophe. Pourtant, personne ne chercha Lizbeth.
À
l'aube, un cri glaçant tira toutes les pensionnaires du lit. Certaines
s'habillèrent à la hâte. D'autres sortirent en chemise de nuit. À
l'extérieur, un vaste brouillard conférait une atmosphère lugubre. Au
fond de la cour, une foule grossissait. Les curieuses jouèrent des
coudes pour apercevoir la source de tant d'agitations. J'en fis partie.
Sans savoir que la vision cauchemardesque me hanterait toute ma vie. Au
pied d'un chêne, il y avait une scène traumatisante. Des matières
organiques écœurantes tachaient les vêtements d'un corps famélique qui
se balançait. La corde autour du cou était d'une couleur indéfinissable.
La tête penchait davantage sur la droite. Le visage était bouffi et
bleui. La langue violette dépassait des lèvres entrouvertes. Les yeux
globuleux sortaient de leurs orbites. Les mains couvertes de stigmates
pourrissaient déjà. Certains ongles étaient partiellement décollés. Le
cadavre était dans un état épouvantable. Néanmoins, la morte était
reconnaissable. C'était... Je tremble encore en y pensant. Lizbeth.
Pendue à un chêne.
Comme la défunte était, comme nous toutes,
orpheline et que, de surcroît, le reste de sa famille se fichait de son
existence, le pensionnat ne jugea pas utile de prévenir les autorités.
Camoufler un décès semblait aisé et coutumier. Dans cette histoire, nul
ne s'enquit de la disparition de Maddyson demeurée introuvable. Elle se morpha
en croque mitaine afin d'effrayer les nouvelles venues. Elle devint une
légende urbaine dont on se mit à douter de l'existence. Plusieurs mois
après, Maddyson
me hantait toujours. Des cauchemars me tourmentaient davantage. Des
glyphes étranges me travaillaient : "V---#-- ----- - – --- #". Des
songes affreux où je voyais mes parents terrifiés par Maddyson. Soucieuse
de ma santé mentale, j'entrepris d'aller voir sa chambre restée en
l'état. Nul ne voulut s'y aventurer, et pour cause, le malaise
grandissait à mesure que l'ombre de sa porte s'esquissait. Dans sa
chambre, je trouvai une malle poussiéreuse. L'ouvrir ne fut pas facile,
mais au terme de grands efforts, j'y parvins. Je tombai sur une dizaine
de carnets noirs antédiluviens. Des pages et des pages vieillies
couvertes de symboles. Des croquis et des croquis troublants de
réalisme. Des milliers et des milliers de cadavres dessinés. Je cherchai sans relâche le portrait de mes parents. En vain. A mesure
que je pris connaissance de ces jeux du pendu démoniaque, mon corps se
couvrit de frissons indescriptibles. Je fus persuadée d'une présence
familière. Encore aujourd'hui, je suis convaincue d'avoir entendu une
voix basse qui demandait :"Veux-tu jouer à un jeu ?" . Épouvantée, j'enterrai
tous les obscurs carnets. Mes mauvais rêves les suivirent dans la
tombe. Je finis mon adolescence à l'orphelinat avec l'espoir fou de
revoir un jour mes parents. Ce fut peine perdue.
Nul ne revit Maddyson.
Le mystère de son existence s'opacifia au fil des années. Elle laissa
derrière elle un macabre héritage. Un divertissement anodin qui flirte
avec la mort. Un jeu durant lequel nous n'aimons pas perdre la face.
Alors...
Veux-tu jouer à un jeu ?
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