vendredi 1 mai 2020


La petite fille aux brins de muguet


D'histoire vraie à légende urbaine, que l'on se racontait au coin du feu pour s'effrayer, la petite fille aux brins de muguet devint le néant. Ce fut comme si elle n'avait jamais connu le jour. Pourtant elle existait : dans une autre dimension, des limbes de son esprit sommeillaient. A cause de cette injustice, la peine et la colère de l'enfant furent si explosives qu'elles engendrèrent une engeance terrifiante. Dans l'antre infernal, la chimère monstrueuse hurla sa furie et jura de se venger. Une voix ensorcelante promit de l'aider dans ses terribles desseins : " Magi somn et immortalise blinde oss".


     Jadis, une petite fille naquit dans la ville de Salem. Elle aurait pu être bénie des déesses à sa naissance. Sa vie en aurait été transformée, mais l'enfant n'eut pas cette chance. La petite avait pourtant un magnifique visage mutin couvert de multiples taches de son, ainsi qu'une chevelure volumineuse et soyeuse. Pourtant, la gamine ne put jouir de sa beauté car elle eut la malchance de naître à la mauvaise époque. Durant ces siècles de superstition propre au Moyen Âge, les rousses subissaient moult persécutions.

     La petite avait beau être une enfant charmante et innocente, elle n'échappa pas à la chasse aux sorcières. Chaque sentier qu'elle arpentait était considéré comme maudit. La petite semait, selon les villageois, l'infamie partout où elle allait. Ses propres parents la blâmèrent de leurs infortunes et la congédièrent à l'âge de huit ans.

     L'enfant se battit pour survivre. Elle se cacha des regards pernicieux le jour et erra de granges en granges la nuit. Un hiver particulièrement glacial faillit l'emporter. Une nuit, alors qu'elle luttait contre le vent froid pour avancer, la rouquine aperçut au loin un orbe clair, une boule lumineuse attractive qui soufflait de douces promesses. La petite suivit la sphère dansante sur plusieurs mètres. Le cheminement de clarté l'emmena vers l'endroit le plus pur qu'elle n'eut jamais vu. Dans une clairière, les étoiles tapissaient la toile du ciel pendant qu'un chatoiement innocent illuminait de belles fleurs blanches. L'enfant fut étourdie par tant d'odeurs florales et de lumières et voulut cueillir la magnificence. Elle souhaitait tant diffuser une impression de pureté, qu'elle élabora toute la nuit les plus belles compositions florales. C'est ainsi qu'apparurent les premiers bouquets de brins de muguet.

     La nuit leva son épais rideau pour faire place au jour. La petite fille au brin de muguet s'installa au coin d'une ruelle. Elle prit soin de rabattre la capuche de l'oripeau élimé sur sa tête pour cacher sa rousseur. Pour la première fois, l'enfant était persuadée que la beauté du muguet la ferait paraître belle et attrayante aux yeux des passants. Malheureusement, la crasse des haillons embaumait l'air d'odeurs putrides. Tous les villageois étaient répugnés et la gardaient en disgrâce.

     Le jour durant, la petite resta vaillante et quémanda de la nourriture. Le vent portait sa voix légère et fluette : " A manger contre un brin de muguet" . L'enfant ne demandait rien d'autre qu'un peu de nourriture en échange d'une fleur. Des heures durant, la gamine grelottante et affamée, garda espoir et voulut distribuer aux passants indifférents des brins de bonté.

     La journée toucha à sa fin. Au coin de la ruelle, la petite serrait toujours dans ses mains bleuies par le froid les fleurs blanches. Les accords de couleurs étaient si beaux qu'on eut dit un tableau sauf que les images mouvaient autant qu'elles mourraient. La petite était si transie de froid qu'elle ne parvenait plus à se lever pour rejoindre l'abri de la nuit.

     Au loin, les enfants les plus turbulents du village arrivèrent. Ils étaient pires qu'une meute de loups enragés. Ils aperçurent la frêle silhouette de la petite qui ne bougeait plus. L'aubaine pour s'amuser était servie sur un plateau d'argent terne et obscène. Ils encerclèrent la fillette et ôtèrent ses guenilles pour voir qui elle était. Choqués par le contraste entre la beauté des fleurs et la laideur due à la rousseur, ils s'enflammèrent. Sous les yeux larmoyants de l'enfant, ils se mirent à arracher les brins d'espoir, déchirer les tiges vertes, et réduire en charpie l'innocence des clochettes blanches. Ils jetèrent les reliquats floraux sur le corps nu de l'enfant en chantant : " des fleurs sur une sorcière" . Ils jouèrent pendant de longues heures en envoyant valser sur la petite tous les objets lourds et blessants qu'ils trouvèrent. Comme la rouquine n'eut ni la force de pleurer, ni de supplier, ils se lassèrent et partirent jouer vers d'autres lieues.

     Au petit matin, une dame drapée d'habits nacrés, traversa la ville. Elle se dirigea vers la ruelle où la petite fille aux brins de muguets avait passé la nuit. L'enfant était perdue au milieu d'une foule de curieux. Les villageois horrifiés répétaient le signe de croix puis crachaient sur un corps étendu au sol. La dame en blanc, intriguée par le sordide de la scène, se fraya un chemin au milieu des badauds. Elle vit l'indécence qui gisait inerte. Le corps d'une enfant qui conjuguait les affronts car elle était rousse et nue. Son corps était nuancé d'ecchymoses vertes et bleues, de cicatrices rouges et de pétales florales blanches.

     La dame fit fi des préjugés et trouva le tableau révoltant. La grande faucheuse avait emporté, dans une effroyable mort, un être innocent. Enfermés dans leurs croyances, les superstitieux, furent horrifiés par la nudité et la chevelure de feu. Pour annihiler les symboles de sorcellerie, la décision fut prise de scalper la chevelure de l'enfant morte et de la brûler. Pas juste les cheveux, mais également le corps de la petite. Un bûcher fut installé sur la place publique avec en son centre la prétendue sorcière. Les bourreaux se régalèrent du spectacle malsain de l'enfant sans vie qui brûlait au milieu des flammes. Les flammèches léchèrent la morte et recrachèrent des volutes de fumée dans le ciel. Nul ne vit les orbes noirâtres et tourbillonnants. Nul n'aperçut la dame en blanc, dont la fureur colorait le globe oculaire d'un noir d'encre. Nul n'entendit ses phrases latines porteuses de sens et de malédictions. " Medareno sometswar. Medareno sometswar. " Alors que la vindicte populaire grondait, les persécuteurs qui admiraient l'enfant calcinée, n'appréhendèrent pas l'horreur qui allait s'abattre sur leurs descendances.

     En 1845, " La petite fille aux allumettes" éclot de la plume de génie d'Hans Christian Andersen. Ce conte s'inspirait de l'histoire féodale de l'enfant rousse sacrifiée. Mais en réalité, nul ne fit le rapprochement. L'odieuse immolation de l'autre petite fille avait disparu de l'esprit des lecteurs. D'histoire vraie à légende urbaine, que l'on se racontait au coin du feu pour s'effrayer, la petite fille aux brins de muguet devint le néant. Ce fut comme si elle n'avait jamais connu le jour. Pourtant elle existait : dans une autre dimension, des limbes de son esprit sommeillaient. A cause de cette injustice, la peine et la colère de l'enfant furent si explosives qu'elles engendrèrent une engeance terrifiante. Dans l'antre infernal, la chimère monstrueuse hurla sa furie et jura de se venger. Une voix ensorcelante promit de l'aider dans ses terribles desseins : " Magi somn et immortalise blinde oss".

     Un siècle passa et la tradition du brin de muguet annonciateur de bonheur s'ancra au cœur des croyances. Le 1er mai pour couvrir les proches d'amour, tous s'offraient des brins de muguet. Une enfant accompagnée de sa grand-mère saisit cette chance. La petite, qui se nommait Andréa, avait une vie auréolée de succès. A croire que dès sa naissance, des fées bienveillantes s'étaient penchées sur son berceau. Andréa était d'une beauté éblouissante. En plus de cette perfection innée, la fille chérie de tous avait un bon passe-droit, elle était fortunée : sa richesse suffisait à nimber sa route de lumière partout où elle passait. Sa chère grand-mère était une femme gracieuse et élégamment vêtue d'une longue cape noire irisée fermée d'un bouton nacré. Elle avait avec l'enfant un lien indéfectible. Les deux étaient inséparables.

     Lorsque le 1er mai arriva, la grand-mère et Andréa s'installèrent près d'une Église avec de belles compositions de muguet. Toute la journée, le sourire rivé aux lèvres, elles tendirent leurs brins de bonheur aux petits enfants du village. Les fleurs furent vendues à des sommes astronomiques, mais les dix enfants de la paroisse baignaient tant dans le luxe et l’opulence, qu'ils achetèrent les yeux fermés. Ravie, la vieille dame riait jusqu'au soir pendant qu'Andréa qui l'accompagnait, chantonnait de sa voix fluide : " Mi-doux. Mi-doux. Vole vers vous. Vole vers vous."

     La soirée fit tomber le couperet de l'obscurité annonciateur du plus terrifiant malheur. Dans la petite ville, dix petites têtes blondes chéries de leurs parents, s'installèrent dans une literie chaude. Inconscients de leurs funestes destins, ils se lovèrent dans des draps raffinés. Le plus intrépide des dix se nommait Marc. Le garçonnet n'était pas sage du tout. Il faisait toutes sortes de blagues et lançait toutes les choses dangereuses qu'il trouvait dans les vitres du voisinage. Ce soir-là, malgré le confort des draps, le petit n'arrivait pas à se réchauffer mais comme il voulait jouer les durs, il n'en dit rien à ses parents.

     La nuit tomba et s'apprêta à faire perdre à l'enfant endormi toutes sources de jouissances. Le supplice commença à trois heures du matin. Le moelleux des couvertures n'était plus au rendez-vous. Au contraire, l'enfant sentit des sensations de morsures qui ravageaient son corps, comme si des petites mâchoires d'animaux enfonçaient des dents acérées dans les chairs sensibles. Toujours frigorifié, le garçon émergea difficilement des draps gorgés de son sang. Le pyjama du petit était coulant et poisseux du rouge qui s'écoulait de graves plaies corporelles. " Tu ne dénuderas point. Tu ne voleras point. Tu ne tueras point. Trop tard. Mi-dou. Mi-dou, je vole vers vous, je vole vers vous. Me moque de vous, me moque de vous. Je ne me soucie de vous, ils ne se soucient de vous." Une comptine enfantine macabre résonnait dans la pièce écorchant l'oreille de l'enfant qui tomba au sol sur un tapis de muguet. Un " Voltrom Amibou" fut crié dans la pièce et les tiges de muguet se métamorphosèrent en pointes acérées qui transpercèrent l'enfant. De simples pointes acérées, le muguet se transforma, cette fois, en clous qui immobilisèrent l'enfant sur le sol. Les fenêtres de la pièce s'ouvrirent si brusquement que les vitrages explosèrent en pluie d'étranges fleurs brûlantes qui cramèrent le visage du blondinet. Une silhouette noire irisée vola vers le centre de la pièce. Elle tenait par la main une petite forme enflammée qui promettait : " des fleurs pour nourrir la peur" La grande chose noire s'immobilisa. Elle battit de ses ailes vers le haut et à mesure que les ailerons descendaient vers le sol, apparaissaient des détails presque humains. Le faciès ridé de la vieille dame était d'un blanc irréel ; les yeux étaient courroucés d'un noir d'encre trop foncé. Le visage de sorcière grimaça un sourire et se pencha vers l'être à ses côtés. L'enfant qui l'accompagnait était celle de l’Église. Andréa parla, sa voix était d'une tonalité éthérée et diffusait une odeur de soufre. Le petit ensanglanté et cloué au sol ne comprit pas le vieux dialecte. Alors la rouquine reformula de sa voix désincarnée : " Si j'avais été vêtue de guenilles, m'aurais-tu fait la charité ? A manger contre un brin de muguet ? Aurais-tu accepté ?" La vieille dame murmura en latin et des fils se mirent à coudre les lèvres de l'enfant blond. " Si tel est ton souhait !" ricana Andréa.

     Une odeur nauséabonde embauma l'air de la pièce. Des effluves de pourritures et de crasses empestèrent l'ambiance. Andréa avança vers l'enfant en chancelant. Sa luxueuse beauté fit place à un charme désuet et dénué de richesses. Des tâches de sons bourgeonnèrent sur le visage, les vêtements hors de prix firent place à de vieux haillons salis et défraîchis. La riche enfant devint la petite fille aux brins de muguet qui fut sacrifiée il y a des années. La pauvrette incanta : " tu ne mérites pas de chaleur humaine" . A ses paroles le garçon trembla de froid. La petite rousse passa sa main glaciale sur le crâne de l'enfant et demanda : " Que symbolisent tes cheveux ?" . Le supplicié, dont la bouche était cousue, ne pouvait répondre alors la rouquine continua : " comme tu voudras" . L'effroyable rousse incanta en faisant danser sa main dans les airs. Les cheveux blonds et la peau de la victime clouée au sol furent arrachés centimètres par centimètres. Le scalp voltigea. Le cuir chevelu sanglant traversa la fenêtre de la chambre et disparut dans l'obscurité de la nuit. Des morbides clochettes blanches de brins de muguet fleurirent au sommet de la tête ensanglantée du garçonnet. L'enfant chauve, cloué au sol, sombra progressivement dans l'inconscience. Comme il ne bougeait plus, la petite fille aux brins de muguet s'ennuyait. Elle se souvint qui lui restait neuf autres compagnons de jeux, dispersés dans la ville. La sorcière rousse tendit la main vers sa grand-mère d'adoption qui lui concéda jadis une partie de ses pouvoirs. La vieille dame psalmodia : " Feu. Naissance astrale de la plus grande des sorcières. J'invoque ta présence, entends mon appel. " Un brasier enflamma les pieds du garçonnet et rongea rapidement le reste du corps. Pendant que les sorcières ricanaient à n'en plus finir, le feu finissait de détruire les vestiges de l'heureuse vie du garçon.

     Le lendemain, dix familles furent endeuillées. Elles pleurèrent la mort de leurs enfants qu'elles avaient retrouvées partiellement calcinés. Les autorités ne purent expliquer les morts causées par le feu. Les termes de "combustions spontanées" furent placés. Fait étrange, sur le sol, près des corps des enfants, des lambeaux de chairs brûlées formaient ces mots : " Ils ne méritaient pas de chaleurs humaines" .

     Au village, nul ne revit Andréa et son inséparable grand-mère. Aux yeux de tous, l'enfant disparue devint la petite fille aux brins de muguet. Tous regrettèrent sa disparition et louèrent son impérissable bonté. L'esprit de l'enfant médiévale immolée fut enfin apaisé.

     Partout dans le monde, nous continuons à célébrer le 1er Mai en s'offrant de luxueux brins de muguet. Nul ne sait de quelles origines exactes vient cette tradition. Certains prétendent - sans arriver à expliquer pourquoi - que le muguet est mortel. Si vous entendez cette phrase, faites donc lire l'histoire obscure de la petite fille aux brins de muguet. Cette historiette doit rester dans les mémoires car, sinon, nul ne sait ce qui pourrait arriver....