La petite fille aux brins de muguet
Jadis,
une petite fille naquit dans la ville de Salem. Elle aurait pu être
bénie des déesses à sa naissance. Sa vie en aurait été
transformée, mais l'enfant n'eut pas cette chance. La petite avait
pourtant un magnifique visage mutin couvert de multiples taches de
son, ainsi qu'une chevelure volumineuse et soyeuse. Pourtant, la
gamine ne put jouir de sa beauté car elle eut la malchance de naître
à la mauvaise époque. Durant ces siècles de superstition propre au
Moyen Âge, les rousses subissaient moult persécutions.
La
petite avait beau être une enfant charmante et innocente, elle
n'échappa pas à la chasse aux sorcières. Chaque sentier qu'elle
arpentait était considéré comme maudit. La petite semait, selon
les villageois, l'infamie partout où elle allait. Ses propres
parents la blâmèrent de leurs infortunes et la congédièrent à
l'âge de huit ans.
L'enfant se battit pour survivre. Elle se
cacha des regards pernicieux le jour et erra de granges en granges la
nuit. Un hiver particulièrement glacial faillit l'emporter. Une
nuit, alors qu'elle luttait contre le vent froid pour avancer, la
rouquine aperçut au loin un orbe clair, une boule lumineuse
attractive qui soufflait de douces promesses. La petite suivit la
sphère dansante sur plusieurs mètres. Le cheminement de clarté
l'emmena vers l'endroit le plus pur qu'elle n'eut jamais vu. Dans une
clairière, les étoiles tapissaient la toile du ciel pendant qu'un
chatoiement innocent illuminait de belles fleurs blanches. L'enfant
fut étourdie par tant d'odeurs florales et de lumières et voulut
cueillir la magnificence. Elle souhaitait tant diffuser une
impression de pureté, qu'elle élabora toute la nuit les plus belles
compositions florales. C'est ainsi qu'apparurent les premiers
bouquets de brins de muguet.
La nuit leva son épais rideau
pour faire place au jour. La petite fille au brin de muguet
s'installa au coin d'une ruelle. Elle prit soin de rabattre la
capuche de l'oripeau élimé sur sa tête pour cacher sa rousseur.
Pour la première fois, l'enfant était persuadée que la beauté du
muguet la ferait paraître belle et attrayante aux yeux des passants.
Malheureusement, la crasse des haillons embaumait l'air d'odeurs
putrides. Tous les villageois étaient répugnés et la gardaient en
disgrâce.
Le jour durant, la petite resta vaillante et
quémanda de la nourriture. Le vent portait sa voix légère et
fluette : " A manger contre un brin de muguet" . L'enfant
ne demandait rien d'autre qu'un peu de nourriture en échange d'une
fleur. Des heures durant, la gamine grelottante et affamée, garda
espoir et voulut distribuer aux passants indifférents des brins de
bonté.
La journée toucha à sa fin. Au coin de la ruelle, la
petite serrait toujours dans ses mains bleuies par le froid les
fleurs blanches. Les accords de couleurs étaient si beaux qu'on eut
dit un tableau sauf que les images mouvaient autant qu'elles
mourraient. La petite était si transie de froid qu'elle ne parvenait
plus à se lever pour rejoindre l'abri de la nuit.
Au loin,
les enfants les plus turbulents du village arrivèrent. Ils étaient
pires qu'une meute de loups enragés. Ils aperçurent la frêle
silhouette de la petite qui ne bougeait plus. L'aubaine pour s'amuser
était servie sur un plateau d'argent terne et obscène. Ils
encerclèrent la fillette et ôtèrent ses guenilles pour voir qui
elle était. Choqués par le contraste entre la beauté des fleurs et
la laideur due à la rousseur, ils s'enflammèrent. Sous les yeux
larmoyants de l'enfant, ils se mirent à arracher les brins d'espoir,
déchirer les tiges vertes, et réduire en charpie l'innocence des
clochettes blanches. Ils jetèrent les reliquats floraux sur le corps
nu de l'enfant en chantant : " des fleurs sur une sorcière"
. Ils jouèrent pendant de longues heures en envoyant valser sur la
petite tous les objets lourds et blessants qu'ils trouvèrent. Comme
la rouquine n'eut ni la force de pleurer, ni de supplier, ils se
lassèrent et partirent jouer vers d'autres lieues.
Au petit
matin, une dame drapée d'habits nacrés, traversa la ville. Elle se
dirigea vers la ruelle où la petite fille aux brins de muguets avait
passé la nuit. L'enfant était perdue au milieu d'une foule de
curieux. Les villageois horrifiés répétaient le signe de croix
puis crachaient sur un corps étendu au sol. La dame en blanc,
intriguée par le sordide de la scène, se fraya un chemin au milieu
des badauds. Elle vit l'indécence qui gisait inerte. Le corps d'une
enfant qui conjuguait les affronts car elle était rousse et nue. Son
corps était nuancé d'ecchymoses vertes et bleues, de cicatrices
rouges et de pétales florales blanches.
La dame fit fi des
préjugés et trouva le tableau révoltant. La grande faucheuse avait
emporté, dans une effroyable mort, un être innocent. Enfermés dans
leurs croyances, les superstitieux, furent horrifiés par la nudité
et la chevelure de feu. Pour annihiler les symboles de sorcellerie,
la décision fut prise de scalper la chevelure de l'enfant morte et
de la brûler. Pas juste les cheveux, mais également le corps de la
petite. Un bûcher fut installé sur la place publique avec en son
centre la prétendue sorcière. Les bourreaux se régalèrent du
spectacle malsain de l'enfant sans vie qui brûlait au milieu des
flammes. Les flammèches léchèrent la morte et recrachèrent des
volutes de fumée dans le ciel. Nul ne vit les orbes noirâtres et
tourbillonnants. Nul n'aperçut la dame en blanc, dont la fureur
colorait le globe oculaire d'un noir d'encre. Nul n'entendit ses
phrases latines porteuses de sens et de malédictions. "
Medareno sometswar. Medareno sometswar. " Alors que la vindicte
populaire grondait, les persécuteurs qui admiraient l'enfant
calcinée, n'appréhendèrent pas l'horreur qui allait s'abattre sur
leurs descendances.
En 1845, " La petite fille aux
allumettes" éclot de la plume de génie d'Hans Christian
Andersen. Ce conte s'inspirait de l'histoire féodale de l'enfant
rousse sacrifiée. Mais en réalité, nul ne fit le rapprochement.
L'odieuse immolation de l'autre petite fille avait disparu de
l'esprit des lecteurs. D'histoire vraie à légende urbaine, que l'on
se racontait au coin du feu pour s'effrayer, la petite fille aux
brins de muguet devint le néant. Ce fut comme si elle n'avait jamais
connu le jour. Pourtant elle existait : dans une autre dimension, des
limbes de son esprit sommeillaient. A cause de cette injustice, la
peine et la colère de l'enfant furent si explosives qu'elles
engendrèrent une engeance terrifiante. Dans l'antre infernal, la
chimère monstrueuse hurla sa furie et jura de se venger. Une voix
ensorcelante promit de l'aider dans ses terribles desseins : "
Magi somn et immortalise blinde oss".
Un siècle passa et
la tradition du brin de muguet annonciateur de bonheur s'ancra au
cœur des croyances. Le 1er mai pour couvrir les proches d'amour,
tous s'offraient des brins de muguet. Une enfant accompagnée de sa
grand-mère saisit cette chance. La petite, qui se nommait Andréa,
avait une vie auréolée de succès. A croire que dès sa naissance,
des fées bienveillantes s'étaient penchées sur son berceau. Andréa
était d'une beauté éblouissante. En plus de cette perfection
innée, la fille chérie de tous avait un bon passe-droit, elle était
fortunée : sa richesse suffisait à nimber sa route de lumière
partout où elle passait. Sa chère grand-mère était une femme
gracieuse et élégamment vêtue d'une longue cape noire irisée
fermée d'un bouton nacré. Elle avait avec l'enfant un lien
indéfectible. Les deux étaient inséparables.
Lorsque le 1er
mai arriva, la grand-mère et Andréa s'installèrent près d'une
Église avec de belles compositions de muguet. Toute la journée, le
sourire rivé aux lèvres, elles tendirent leurs brins de bonheur aux
petits enfants du village. Les fleurs furent vendues à des sommes
astronomiques, mais les dix enfants de la paroisse baignaient tant
dans le luxe et l’opulence, qu'ils achetèrent les yeux fermés.
Ravie, la vieille dame riait jusqu'au soir pendant qu'Andréa qui
l'accompagnait, chantonnait de sa voix fluide : " Mi-doux.
Mi-doux. Vole vers vous. Vole vers vous."
La soirée fit
tomber le couperet de l'obscurité annonciateur du plus terrifiant
malheur. Dans la petite ville, dix petites têtes blondes chéries de
leurs parents, s'installèrent dans une literie chaude. Inconscients
de leurs funestes destins, ils se lovèrent dans des draps raffinés.
Le plus intrépide des dix se nommait Marc. Le garçonnet n'était
pas sage du tout. Il faisait toutes sortes de blagues et lançait
toutes les choses dangereuses qu'il trouvait dans les vitres du
voisinage. Ce soir-là, malgré le confort des draps, le petit
n'arrivait pas à se réchauffer mais comme il voulait jouer les
durs, il n'en dit rien à ses parents.
La nuit tomba et
s'apprêta à faire perdre à l'enfant endormi toutes sources de
jouissances. Le supplice commença à trois heures du matin. Le
moelleux des couvertures n'était plus au rendez-vous. Au contraire,
l'enfant sentit des sensations de morsures qui ravageaient son corps,
comme si des petites mâchoires d'animaux enfonçaient des dents
acérées dans les chairs sensibles. Toujours frigorifié, le garçon
émergea difficilement des draps gorgés de son sang. Le pyjama du
petit était coulant et poisseux du rouge qui s'écoulait de graves
plaies corporelles. " Tu ne dénuderas point. Tu ne voleras
point. Tu ne tueras point. Trop tard. Mi-dou. Mi-dou, je vole vers
vous, je vole vers vous. Me moque de vous, me moque de vous. Je ne me
soucie de vous, ils ne se soucient de vous." Une comptine
enfantine macabre résonnait dans la pièce écorchant l'oreille de
l'enfant qui tomba au sol sur un tapis de muguet. Un " Voltrom
Amibou" fut crié dans la pièce et les tiges de muguet se métamorphosèrent en pointes acérées qui transpercèrent l'enfant. De
simples pointes acérées, le muguet se transforma, cette fois, en
clous qui immobilisèrent l'enfant sur le sol. Les fenêtres de la
pièce s'ouvrirent si brusquement que les vitrages explosèrent en
pluie d'étranges fleurs brûlantes qui cramèrent le visage du
blondinet. Une silhouette noire irisée vola vers le centre de la
pièce. Elle tenait par la main une petite forme enflammée qui
promettait : " des fleurs pour nourrir la peur" La grande
chose noire s'immobilisa. Elle battit de ses ailes vers le haut et à
mesure que les ailerons descendaient vers le sol, apparaissaient des
détails presque humains. Le faciès ridé de la vieille dame était
d'un blanc irréel ; les yeux étaient courroucés d'un noir d'encre
trop foncé. Le visage de sorcière grimaça un sourire et se pencha
vers l'être à ses côtés. L'enfant qui l'accompagnait était celle
de l’Église. Andréa parla, sa voix était d'une tonalité éthérée
et diffusait une odeur de soufre. Le petit ensanglanté et cloué au
sol ne comprit pas le vieux dialecte. Alors la rouquine reformula de
sa voix désincarnée : " Si j'avais été vêtue de guenilles,
m'aurais-tu fait la charité ? A manger contre un brin de muguet ?
Aurais-tu accepté ?" La vieille dame murmura en latin et des
fils se mirent à coudre les lèvres de l'enfant blond. " Si tel
est ton souhait !" ricana Andréa.
Une odeur nauséabonde
embauma l'air de la pièce. Des effluves de pourritures et de crasses
empestèrent l'ambiance. Andréa avança vers l'enfant en chancelant.
Sa luxueuse beauté fit place à un charme désuet et dénué de
richesses. Des tâches de sons bourgeonnèrent sur le visage, les
vêtements hors de prix firent place à de vieux haillons salis et
défraîchis. La riche enfant devint la petite fille aux brins de
muguet qui fut sacrifiée il y a des années. La pauvrette incanta :
" tu ne mérites pas de chaleur humaine" . A ses paroles le
garçon trembla de froid. La petite rousse passa sa main glaciale sur
le crâne de l'enfant et demanda : " Que symbolisent tes cheveux
?" . Le supplicié, dont la bouche était cousue, ne pouvait
répondre alors la rouquine continua : " comme tu voudras"
. L'effroyable rousse incanta en faisant danser sa main dans les
airs. Les cheveux blonds et la peau de la victime clouée au sol
furent arrachés centimètres par centimètres. Le scalp voltigea. Le
cuir chevelu sanglant traversa la fenêtre de la chambre et disparut
dans l'obscurité de la nuit. Des morbides clochettes blanches de
brins de muguet fleurirent au sommet de la tête ensanglantée du
garçonnet. L'enfant chauve, cloué au sol, sombra progressivement
dans l'inconscience. Comme il ne bougeait plus, la petite fille aux
brins de muguet s'ennuyait. Elle se souvint qui lui restait neuf
autres compagnons de jeux, dispersés dans la ville. La sorcière
rousse tendit la main vers sa grand-mère d'adoption qui lui concéda
jadis une partie de ses pouvoirs. La vieille dame psalmodia : "
Feu. Naissance astrale de la plus grande des sorcières. J'invoque ta
présence, entends mon appel. " Un brasier enflamma les pieds du
garçonnet et rongea rapidement le reste du corps. Pendant que les
sorcières ricanaient à n'en plus finir, le feu finissait de
détruire les vestiges de l'heureuse vie du garçon.
Le
lendemain, dix familles furent endeuillées. Elles pleurèrent la
mort de leurs enfants qu'elles avaient retrouvées partiellement
calcinés. Les autorités ne purent expliquer les morts causées par
le feu. Les termes de "combustions spontanées" furent
placés. Fait étrange, sur le sol, près des corps des enfants, des
lambeaux de chairs brûlées formaient ces mots : " Ils ne
méritaient pas de chaleurs humaines" .
Au village, nul
ne revit Andréa et son inséparable grand-mère. Aux yeux de tous,
l'enfant disparue devint la petite fille aux brins de muguet. Tous
regrettèrent sa disparition et louèrent son impérissable bonté.
L'esprit de l'enfant médiévale immolée fut enfin apaisé.
Partout
dans le monde, nous continuons à célébrer le 1er Mai en s'offrant
de luxueux brins de muguet. Nul ne sait de quelles origines exactes
vient cette tradition. Certains prétendent - sans arriver à
expliquer pourquoi - que le muguet est mortel. Si vous entendez cette
phrase, faites donc lire l'histoire obscure de la petite fille aux
brins de muguet. Cette historiette doit rester dans les mémoires
car, sinon, nul ne sait ce qui pourrait arriver....