La nécrose du masque respiratoire
"
Société ARIES, à votre service.
- Allo. Bon-Bonjour
monsieur. Je vous appelle car c'est vraiment important. Pas la peine
de préciser pourquoi mais ... J'aurais besoin de ... C'est une
question de vie ou de mort s'il vous plaît. Je voudrais passer
commande pour tout votre stock en masques respiratoires, gants,
combinaisons aussi. Tout ce que vous auriez pour la protection.
-
Allons, allons calmez-vous. Tout d'abord, j'ai une question à vous
poser. Êtes-vous considérée comme une patiente à risques ?
-
Non, mais ...
- Alors vous souhaitez visiter une parente
atteinte du virus ?
- Non. C'est pour mon usage
personnel. Je n'ai pas mis le nez dehors depuis le début de
l'épidémie : à la télé, on voit des cas de plus en plus graves.
J'ai une peur panique des microbes et virus. Je ne sors plus de chez
moi et comme j'habite dans une zone boisée et isolée, aucun livreur
ne dessert mon foyer pour les livraisons. Je ..
- Je suis
navrée de vous dire que vous n'êtes pas dans les cas prioritaires
madame. De plus, vous semblez en bonne santé ? Quel âge avez-vous
?
- 20. J'ai 20 ans, mais ...
- Ah, vous voyez bien
mademoiselle ! Et quand bien même, vous seriez prioritaire nous
n'avons plus de produits de protections bactériennes jetables.
Pensez bien, la rupture de stock est mondiale. La société ARIES et
moi-même sommes navrés, mais nous ne pouvons satisfaire votre
demande. Je vais vous laisser maintenant pour prendre d'autres
appels. Au revoir.
- Non, je vous en prie ne raccrochez pas.
Le prix ! Si c'est une question de prix pour que vous trouviez du
stock, je serais prête à engager la somme que vous voudrez. Je
ferais n'importe quoi !
- ...
- Vous êtes toujours là
?
- Il y a peut-être un moyen.
- Merci
infiniment. Vous me sauvez la vie. Je vous écoute !
- Nous
sommes heureux de proposer aux acheteuses les plus intéressées, des
masques réutilisables avec une cartouche de protection de qualité.
Les masques respiratoires sont faits avec les composantes et matières
les plus nobles. La cartouche filtre l'air de toutes particules
nocives pour les voies respiratoires, virus y compris. Nous allons
nous rencontrer. J'aurais besoin de toutes vos informations
personnelles ! Votre nom, adresse tout ce que vous pourriez me
donner.
- Je m'appelle Georgia Ska...
- Georgia ?
-
Georgia Skalski. J'habite au 85, Baptist Corner Road à Ashfield.
Dans la zone boisée. L'endroit est peu animé mais au moins vous ne
bataillerez pas pour trouver une place de parking.
- Vous
vivez seule ?
- Euh, oui.
- Bien. Je vais venir avec
une grande valise de démonstration, que souhaitez-vous voir d'autres
?
- Une valise ? Je ne pense pas que cela soit nécessaire.
-
J'ai un créneau disponible dimanche prochain à 18h00.
- Un
dimanche ?
- La société ARIES satisfait sa clientèle 7/7,
24/24. Imaginez dans deux jours, vous aurez entre vos mains la
meilleure protection respiratoire sur le marché. Ainsi que tout ce
que vous voudrez. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour
satisfaire notre clientèle !
- Bon, faisons comme ça. Bonne
journée et à dimanche.
- Passez une bonne journée Georgia.
Sola Gratia. "
Le temps qui suivit l'appel téléphonique
passa si vite que Georgia n'eut pas le loisir de s'appesantir sur le
comportement étrange du commercial. Elle fit bien quelques
recherches sur la signification de "Sola Gratia", mais
tomba sur plusieurs sites religieux incompréhensibles. Comme elle
n'était pas croyante, et avait de toute façon un besoin impérieux
de protections respiratoires, elle laissa vite de côté la pointe
d'appréhension qui la dérangeait. Car elle était déjà préoccupée
par la crise sanitaire et l'impact sur sa propre santé. Bien que
jeune et robuste, elle souffrait d'une hypocondrie à un stade
avancé. Elle vivait l'épidémie du Covid-19 cloîtrée chez elle,
entourée de produits antibactériens aux odeurs chimiques. Elle
toussait beaucoup, pas à cause du Coronavirus, mais à cause de la
composition agressive des produits qui nettoyaient son quotidien.
Elle avait des quintes de toux à en cracher ses poumons et s'en
arracher les cordes vocales, elle supposait que c'était dû aux
microbes dans l'air, alors elle briquait tellement sa maison nuit et
jour que la peau de ses mains se mettait à brûler et à peler.
"
Vous vivez dans un cadre magnifique, au milieu du végétal, des
écorces et branches d'arbres. " furent les étranges paroles du
commercial de la société ARIES. La semaine touchait à sa fin et
les jours s'étaient bousculés si vite que le dimanche faisait déjà
place. Le vendeur fut ponctuel, Georgia suspecta même qu'il avait
fait du zèle et était arrivé plusieurs minutes en avance. Car elle
ne vit pas son véhicule, alors que les places pour se garer ne
manquaient pas près de la maison ; elle ne perçut pas même un
bruit de moteur.
Pourtant le commercial qui se présenta sous
le nom de Théo Hill, arriva comme un cheveu sur la soupe. Sa
chevelure était bizarre, comme désaccordée avec le reste du
personnage. La tignasse était épaisse et blonde et contrastait avec
les sourcils poivre et sel de l'homme. Le regard inquisiteur
fouillait la silhouette de Georgia. Les yeux noirs de fouine
dévoraient le corps féminin alors que la bouche trop fine et pincée
laissait échapper des pensées à voix haute, toujours les mêmes :
" Sola gratia (et d'autres paroles incompréhensibles)" .
Le désagréable invité portait des lunettes à double foyer : il
semblait très âgé, au moins la soixantaine. Georgia pensa avec
appréhension qu'il n'avait peut-être pas toute sa tête.
L'impression globale était inquiétante, mais l'hypocondriaque avait
tellement besoin de masques respiratoires pour se protéger, qu'elle
fit fi de l'angoissante allure.
Au bout de quelques
minutes de présence, Théo Hill prit place sur l'un des fauteuils.
Son importante corpulence s'enfonça, avec force et maladresse, dans
le tissu. Georgia s'assit le plus loin possible du commercial qui
caressait voluptueusement l'énorme malle noire qu'il avait amenée
avec lui. L'ambiance pesait de tout son poids sur les faibles nerfs
de Georgia dont l'esprit lucide menaçait de céder, alors elle
meubla le silence du mieux qu'elle put : " Vous êtes originaire
du coin ? " Ce à quoi l'inquiétant vendeur répondit : "
J'ai grandi à Cambridge et habite à Plainfield depuis peu. C'est un
coin sans histoire où il fait bon vivre." En entendant ses
paroles, Georgia paniqua : Plainfield était le berceau d'un sérial
killer, la honte de la région que tous les sains d'esprit rêvaient
de quitter.
Mal à l'aise, Georgia se leva. Elle pouvait
saisir n'importe quel prétexte pour s'éclipser et appeler son petit
ami à l'aide, il rappliquerait dans la seconde.
- "
Vous désirez boire du thé ? Du café peut-être ?
- Non
merci, je préfère rester à jeun. D'ailleurs vous le devriez aussi.
"
Alors que Georgia se rasseyait, non sans jeter un coup
d’œil nerveux vers l'issue la plus proche, Théo se décida enfin
à ouvrir l'imposante valise et en sortit un masque pour la
protection respiratoire, et un vieil appareil photo avec impression
instantanée des clichés. Il les posa cérémonieusement sur ses
genoux. Il ne fouilla pas dans la valise, comme si en fin de compte,
elle n'était qu'accessoire et utilisée pour transporter ce masque
et cet appareil photo. Il toucha encore et encore la protection
respiratoire, en respirant très fort comme s'il était en transe.
-
" Avez-vous la moindre idée de tous les processus pour avoir ce
produit fini d'exception ?
- J'ai entendu du bruit dehors,
peut-être un voisin qui voudrait quelque chose ...
- Je n'ai
rien entendu. Détendez-vous voyons, nous sommes entre nous. -
Georgia ,médusée d'effroi, ne sut quoi faire et laissa Théo
poursuivre - Le cuir issu de la plus belle espèce animale compose ce chef-d’œuvre. Nous sommes ici pour l'admirer, lui rendre hommage.
Essayez-le ! "
La voix rauque ordonna et l'homme étrange
poussa le masque vers Georgia dans une invitation qu'elle ne pouvait
refuser. Celle-ci déglutit mais prit quand même la protection
respiratoire. Le masque était des plus étranges. Le cuir trop fin,
trop brillant et chargé d'une odeur qui s'apparentait à un puissant
produit médical. Georgia eut immédiatement l'impression que la
pièce se resserrait autour d'elle en tournant. Sa vision floue lui
montra une créature à deux têtes campée à l'autre bout du
fauteuil. Une blonde avec un visage fin et une bouche pincée
d'alien, une brune avec faciès maigre et d'énormes
lèvres.
L'appareil photo ondulait comme s'il dansait une
chorégraphie inquiétante. La distorsion des sens était telle
qu'elle entendit des sons formant une phrase sans sens : "
Meeeeetttsss-leeee. Sourrrrriiiiis et diiiiis chiruuuuuurgggiiiie
!"
La victime, presque droguée, enfila maladroitement le
masque au contact visqueux et à l'odeur de produits chimiques
mélangés aux forts relents d'éther. D'abord, elle toussa et
expulsa un peu de sang. Ensuite, elle pensa que la chiruuurgggiiie
n'avait rien à faire là. Puis, elle se dit que ça sentait
l'anesthésiant. Enfin, elle tenta d'enlever le machin gluant autour
de sa bouche mais il semblait ne faire plus qu'un avec son
être.
Elle secoua la tête, tenta de viser le visage de ses
mains, mais, ne réussit qu'à griffer l'air d'une façon étrange.
Dans sa panique, la victime aspira de plus longues bouffées d'air
asphyxiantes qui précipitèrent l'extrême mollesse puis
l'inconscience.
Le vendeur de cauchemar ouvrit, prestement en
grand la malle noire, plia dans des angles alambiqués le corps
drogué et endormi et le fourra dans la valise. Le fou prononça un "
Sola Gratia" religieux et quitta les lieux en emportant avec lui
sa funeste cargaison.
Si l'enfer devait être pavé de
sensations toutes plus atroces les unes que les autres, il serait
l'endroit cauchemardesque où Georgia se réveilla nue. Un cadre en
bois adapté à la forme de sa tête maintenait celle-ci en place.
L'instrument de torture boisé était lié à la structure d'un lit
médical, mais sale, qui obligeait la captive à garder la position
assise. Ses mains étaient scotchées ensemble, tout comme ses
pieds.
La séquestrée remua ce qui n'eut que pour effet de
faire grincer le lit et dégager une odeur putride. Affolée, elle
poussa des cris stridents ce qui amena son kidnappeur à se placer
juste devant elle. Le vendeur était plus effrayant que jamais. Il
avait retiré l'étrange costume épaississant qui lui donnait un air
gauche. Mis à part, ses lèvres trop pulpeuses, il était sec,
rigide et maigre. La perruque blonde avait laissé place à un crâne
mal rasé par endroits. L'allure était nerveuse, froide et austère
; le regard fou.
- " Chut. Ne me force pas à t'imposer
le silence. Habituellement, je travaille sur des femmes qui dorment.
Ne m'oblige pas à te faire plonger dans un sommeil éternel. Nous
sommes bien ici, regarde nous sommes entre nous. "
Le
psychopathe se déporta sur le côté laissant à Georgia l'occasion
de voir le mur des horreurs. Au fond de la pièce, dans une étagère
mortuaire, des têtes humaines chauves, privées des cheveux et du
derme étaient exposées sur des socles. Les lèvres, les peaux des
joues étaient manquantes exposant les chairs aux regards effrayés
de Georgia. Des essences olfactives putrides venaient des souvenirs
indécents de Théo. La réaction de la captive ne se fit pas
attendre : elle ne hurla plus mais vomit son dernier repas.
L'auteur
du mur des horreurs, recueillit le dégueulis en ricanant un : "
il ne faut pas gâcher la nourriture : des humains meurent de faim
partout dans le monde." Il pinça avec violence le nez de
Georgia, qui ouvrit la bouche, par réflexes, pour respirer, et lui
enfonça le vomi dans le gosier. Il aboya des menaces à propos ce
qu'il lui ferait si elle ne se tenait pas tranquille et comme elle ne
se rebella plus, il lui tapota la joue et rejoignit l'étagère
composée de visages humains.
- " Je les appelle mes
éternelles compagnes endormies. Elles donnent de leurs personnes
nourrissant ainsi mon commerce. Elles ont des peaux parfaites faisant
les meilleurs masques respiratoires possibles - Théo Hill caressa
sensuellement les visages des femmes mortes. - Je sauve le monde : je
prends ce que ces femmes me donnent et offrent aux malades une
protection. - Le dingue se tourna vers Georgia et posa sur elle un
regard presque amoureux - Mère Darlène était aussi belle que toi.
Elle m'avait tout enseigné. Les préceptes de sa religion et le
pardon accordé par Dieu aux pécheresses dans ton genre. Elle était
aussi une passionnée de taxidermie, loisir qu'elle avait appris de
son propre cousin. Il se trouve être aussi mon père, mais passons.
Cela doit être un secret car personne ne l'a jamais su : mère avait
pris soin de me cacher aux yeux du monde. Elle disait qu'il ne
fallait qu'un seul scandale à la fois. Elle accoucha sous une
identité différente, dans un autre état. Il fallait se protéger.
Père était une vedette très connue. Il était partout dans les
médias - Théo s'emportait et parlait de plus en plus vite - Il
était présenté comme un sociopathe nécrophile, un tueur en série.
Vous vous rendez compte, il aimait les femmes au point de vouloir
garder les moindres essences d'elles. Il sauvait les parcelles de
leurs corps de l'oubli et de la mort et il était catalogué de
sérial killer. - Théo éclata d'un rire fou - Ed Gein, père, a
fini moqué et haï de tous dans un asile. Moi aussi, j'ai été
détesté par ma mère. Elle était aussi belle que toi.
"
Incohérent, les gestes aussi désordonnés que les
paroles, le fou revint vers sa victime et chuchota d'une voix
menaçante : " Retourne-toi. Je vais te faire à toi, tout ce
que j'ai toujours voulu lui faire à elle. Attends, je suis stupide,
tu ne peux pas bouger. Tu n'es pas encore endormie mais c'est presque
pareil puisque tu es attachée." D'une force impressionnante au
vu de son âge et de son gabarit, le psychopathe cassa l'instrument
de torture qui maintenait la tête immobile et retourna Georgia sur
le ventre. Il appuya sur un bouton pour commander le dossier du lit
qui s'abaissa lentement, amenant la malheureuse en position couchée.
Théo se munit de protections chirurgicales souillées. Des gants, un
masque et un bonnet couverts de sang séché. Il prit un scalpel
décoré de couleurs douteuses.
- " Au pensionnat où
j'ai été jeté par mère, les surveillants disaient que les fesses
étaient l'endroit le plus accueillant du corps. Ils n'avaient
sûrement pas tort. Petite hypocondriaque, voilà ton jour de chance
: tu vas échanger le balais coincé dans tes fesses contre un
scalpel. " Le sadique empoigna sauvagement les fesses, il les
écarta brusquement et enfonça le scalpel directement dans le
rectum. Georgia hurla faisant ricaner le pervers. Il traça sur
la peau, du bas du dos jusqu'à la nuque, une ligne sanguinolente et
éplucha le derme en riant : "c'est comme peler une orange
sanguine!" Pendant que l'écorchée vive se vidait de son sang,
il découpa minutieusement le tégument offert à ses instruments
démoniaques. Une fois la besogne vicieuse achevée, il plaqua la
victime encore consciente sur le dos et dit : " Tes phobies de
la maladie et de la mort t'ont mené jusqu'à moi, mais Sola Gratia :
Dieu t'accorde le salut de ton âme. N'est-ce pas là une chance
merveilleuse ? As-tu une dernière doléance ? " Georgia,
souffrante, marmonna quelque chose qui ressemblait à "pitié"
-
" Mauvaise réponse, mais merci d'avoir joué !" Le scalpel
suivit le relief des pommettes qui dans un ultime élan de vie
tressautaient. Théo Hill ne sauva pas - selon ses dires - la peau de
la jeune victime mais la charcuta, laissant son outil sanguinaire
glisser sur les yeux, les narines et enfin les lèvres. Il s'emporta
: " Petite cochonne, tu baves du sang" . De colère, le
créateur de l'horreur arracha les lèvres agonisantes et saignantes,
en imaginant qu'avec un excellent tannage, elles sublimeraient la
boucle d'une ceinture. Il passa une heure à penser des protections,
et accessoires de mode pour des corps humains qui ne dormaient
pas.
Lorsqu'il eut fini il récupéra le scalp des longs
cheveux de Georgia et l'entreposa amoureusement dans son mausolée,
là où reposait, la chevelure de toutes ses victimes et celle de
Darlène Hill, sa mère.