mercredi 15 avril 2020

Les serveurs de la Discorde  


"Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur Discord. Numéro de téléphone invalid. Identité factice. J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément ...


     

     À un moment donné, on fait tous des erreurs. Certaines sont plus déterminantes que d'autres. Et dire que tout a commencé pour moi par un accident informatique sur le serveur Discord. Je suis pourtant un informaticien hors pair. Je n'ai jamais commis ni erratum ni bug : je suis un pro dans mon domaine. Un pirate original surfant sur la vague qui est persuadé que rien ne peut lui arriver ... Si j'avais su ...

     Vous savez, j'ai toujours voulu être dans une communauté. Faire partie d'un tout. Et même si cette congrégation originale versait dans la monstruosité, je m'y joindrais les yeux fermés. Mes proches m'avaient toujours dit qu'avec ma recherche de sensations fortes et ma naïveté légendaire, je serais la cible idéale pour les sectes. Tout partait pourtant d'une bonne intention. Je voulais juste changer ma routine, briser mon quotidien sans, bien sûr, me casser les dents. Je devrais vraiment raconter depuis le début, j'ai tendance à m'éparpiller. Désolé. Il faut croire que la peur a un souffle méphitique qui vous disperse en mille morceaux.

     Au commencement, je surfais sur le net. Rien d'extraordinaire à ça me diriez-vous. Vous avez partiellement raison, car mon ennui était abrutissant. Toujours les mêmes sites de pseudos fictions horrifiques avec ces pop-up et pubs soûlantes. Ma sauveuse fut Romane Enik. Elle me contacta du jour au lendemain sur Facebook et m'envoya, dans la foulée une demande d'ami. Je ne lui demandai pas comment elle m'avait trouvé. Honnêtement, peu m'importait. Seul comptait le contenu de son profil : des courts récits effroyables qui se voulaient comme réels. Photos d'archives médicales à l'appui, historiettes de pères sadiques ou de frères sociopathes. Tant de faits atroces qui pourraient arriver à votre voisine, peut-être même à vous. C'est ainsi que je découvris l'univers des Creepypastas. La plupart des écrits étaient faux. Certains faits étaient le fruit de l'imagination d'auteurs inspirés, d'autres peu vérifiables. Peut-être authentiques. Nul ne sait. Je ne cherchai même pas à démêler le vrai du faux et dans un frisson de joie mauvaise, je m'inscrivis sur tous les sites de Creepypastas du web. J'avais trouvé mes antres infernaux, mes épouvantables eldorados.

     Mais aussi vite que la galvanisation m'avait atteinte, la routine m'étreint en son sein et fit retomber mon excitation comme un soufflé. J'étais en manque de monstruosité, un putain de junkie voulant sa dose. Je guettais une ligne d'atrocité morbide comme un puissant rail de coke. J'étais aussi devenu dingue du Dark web. J'ouvrais la boîte de Pandore sur mon disque dur qui pouvait être infesté de malwares et virus. Pourtant, je m'en foutais : j'étais trop dépendant aux atrocités.

     Ils le comprirent... Ils m'invitèrent à rejoindre le serveur Discord. Je me rappelle le message fatidique qui s'était inscrit un soir sur mon écran : "(Une succession de symboles inconnus) vous invite". Cette "personne", cachée derrière cette suite de signes, m'amenait juste à utiliser Discord pour discuter avec des adeptes, comme moi, des pastas les plus malsaines. On ne risque rien à utiliser des applications de chats entre aficionados. N'est-ce-pas ?

     "Tu dois vérifier ton identité par téléphone avant de pouvoir envoyer des messages sur ce serveur" : tout le monde connaît ce procédé dès qu'on rejoint le salon pour la première fois. J'étais discipliné, mais surtout bête, j'entrai donc mon numéro de téléphone pour recevoir le code de vérification afin d'utiliser les services."Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur. Numéro de téléphone invalide. Identité factice.

     J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément qui me fit sursauter : mon portable sonna.

     La bouche sèche, les bras tremblotants, je parvins quand même à décrocher. Un boucan de tous les diables acheva mon courage. Une fille hurlait. Des bruits de chaînes grinçaient. Un outil en métal tomba sur le sol. Un autre élément chuta en un bruit de chair spongieuse. "Ton amie avait la langue bien pendue . Tic. Tac. Tic. Tac. Que le spectacle commence" La voix grinçante ricana et l'inconnu raccrocha.

     "J'ai fait un cauchemar. Je vais me réveiller !" Je me répétai cette phrase en boucle. J'aurai adoré retourner le bourbier de ma situation en ce simple tour de passe-passe. Mais, il en fut autrement. Il se trouve que c'est à partir de cet instant que mon quotidien se morpha en mauvais rêve ambulant. Mon téléphone devint un objet de malheur. Il était le réceptacle de vicieux appels d'inconnus. Tous les soirs.

     Je décrochai. Juste la soirée suivante. Car ce concert cacophonique cassa mon comportement. Les sons de métal hurlant, les voix malveillantes et ce nouveau décompte : " Tic. Tac. Tic. Tac. Plus que douze " ... C'en était trop. Je ne pris plus aucun appel, n'écoutai pas leurs messages sur ma boîte vocale. Je loupai dans la foulée les sollicitations de tous mes proches, mais ça m'était égal.

     En une semaine, j'entrai dans un délire paranoïaque. Je couvris les caméras frontales de mes appareils. Je retournai les écrans noirs vers les murs. Mais on me surveillait toujours. Une camionnette sombre aux vitres teintées passait souvent dans les parages. Elle ralentissait à l'approche de ma maison. Vous savez, je ne suis pas fou. C'était sûrement pour moi. Pour qui d'autre ? J'habitais en pleine campagne. Loin de tout événement mondain. Loin de tout vacarme auditif. J'habitais à la campagne. Loin. De tout.

     En cinq jours, la nuit tombée, tout s'accéléra. Le fixe ne fonctionnait plus. Le courant fut coupé. La route fut barrée au bout de ma rue. Les clinches des deux portes du rez-de-chaussée furent actionnées. L'une à l'avant, dans le salon ; et l'autre à l'arrière dans la cuisine. Des claquements de bottes réguliers, raisonnèrent comme à l'armée. Je m'étais terré sous mon lit en attendant le peloton d'exécution. Que faire d'autre ? Me sauver par la fenêtre ? Ils étaient bien trop nombreux, je le sentais ! Il vola brutalement dans la pièce. Je parle de mon asile ? De mon lit ? Du gorille. Je ne vous parle pas en métaphore : mon kidnappeur portait vraiment un costume de gorille. Trop réaliste. Trop grand. Trop de poils longs et poisseux d'un rouge sombre entouraient le faciès de singe. Je n'arrivais pas à savoir ce que me voulait ce monstrueux gorille mais, franchement peu importe...

     Car c'est ici que tout commence ou que tout finit. Après tout, aussi vrai que tous les sentiers chaotiques mènent à Rome, tout commencement a une fin. Ils m'ont emprisonné ... Dans une cellule immense d'où je vous narre mon atroce aventure depuis le début. Je ne sais pas dans quelle ville je suis, mais au moins, je ne suis pas seul . Elle est là avec moi dans cette pièce faite d'odeurs d'excréments et de sang séché coagulé. Dans un geste vain de protection, elle enserre son corps famélique. Elle ne parle pas. Elle n'est pas muette de naissance. Elle avait juste la langue trop pendue, alors, ils la lui ont coupé avec un sécateur. "C'est de la mauvaise graine", ricanaient-ils. Je sais tout ça car c'est elle qui me l'a dit. Enfin, pas dit avec des paroles claires. Je vous rappelle que sa voix n'est que bruits gutturaux s'échappant de sa bouche en une haleine fétide. Elle a d'abord lié les sons d'objets différents aux vingt-six lettres de l'alphabet pour créer son propre langage. Elle est très intelligente mais se fatigue vite et les bruits qu'elle produit sont trop faibles, inaudibles. Alors elle a trouvé de quoi écrire. Vous dire avec quel média est au-dessus de mes forces ... S'il vous plaît, n'insistez pas.

     Elle s'appelle Romane Enik. C'est à la fois Romane et    quelqu'un d'autre qui m'avait contacté sur Facebook. Elle a tenté de l'expliquer mais ses larmes coulaient tellement que trop de lettres se brouillaient. Comme moi, elle avait rejoint Discord. Son numéro était invalide comme le mien. Alors ils l'ont "pris"... Je n'ai pas tout de suite compris. Prendre quoi ? Romane l'enlever si vite ? Suis-je bête ? Bien sûr que oui, ils l'ont kidnappé mais, comme moi, treize jours s'étaient écoulés. Alors qu'est-ce-qui pouvait être prisé ? Prenable ? Son identité : c'est ce qu'elle a inscrit très exactement. Son numéro de téléphone pour la harceler. Sa géolocalisation pour la trouver. L'accès à ses comptes sur les réseaux sociaux pour se faire passer pour elle. Et appâter. Me rapter.

Ils.
Prennent.
Tout.


     "C'est eux ! C'est 10 Corps 2 Hommes !" Elle griffonne cette inscription plusieurs fois. Elle est intelligente je vous l'ai dit : elle sait qui ils sont. Et elle pense que c'est pour ça qu'ils l'ont enlevé ...

     Dans son autre vie, Romane Enik était journaliste. Romane avait réussi à infiltrer un réseau dangereux de pédophiles. Le nom me hantera toujours. Je vous le confie. Mais c'est juste pour vous prévenir. Dix Corps Deux. Uniquement des hommes. Des criminels chinois disséminés dans dix pays européens. Ils obtiennent l'accès aux tablettes via le serveur Discord et aux téléphones grâce aux numéros de toutes les utilisatrices. Des pédophiles, pour la plupart, qui volent photos/vidéos, vous filment à votre insu et, quand le cœur leur en dit, vous traquent.

     Elle gribouille ces signes que j'ai déjà vu sans les comprendre. Je vous les montre :

 

"Invalid Phone Number" fut la réponse du serveur Discord. Numéro de téléphone invalid. Identité factice. J'eus un moment de latence durant lequel une crainte inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule. J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel, vint s'ajouter un autre élément ...

 

     Puis, elle m'explique tout. La signification des symboles - même aussi mal tracés - saute aux yeux quand on le sait. Je vous le dis à mon tour. Notez bien. La première croix correspond au Dix en chiffres romains. Les deux symboles à côté sont la traduction en chinois du mot corps. Les deux barres droites sont le Deux toujours en chiffres romains. Et les deux derniers signes veulent dire hommes toujours en chinois. Le savoir ne vous sert à rien. Mais enregistrez bien ceci, l'organisation se présente aussi sous le nom du serveur que tout le monde connaît : Discord.

     Troublé par toutes ces révélations, je ne sais pas ce que je fous ici. Je suis perdu. Je laisse mon regard errer sur la décoration sommaire de la pièce. Je finis par poser la question qui me tourmente : "Et moi alors ? Pourquoi ?" Lettre par lettre, avec réticence la réponse est tracée et fait son cheminement jusqu'à mon cerveau : "recrutement pour les films". J'avale péniblement ma salive. J'analyse de nouveau la décoration. Les affichettes frappent ma rétine et ma conscience. Des lolitas trop jeunes maquillées et habillées comme des filles de joie couchent avec des hommes beaucoup trop âgés. Les corps sont mutilés, ensanglantés et les visages horrifiés par ce que le couple est obligé de faire. Des photos de snuff movies. Des captures de scènes de copulation après tortures ... Je suis à deux doigts de m'évanouir et alors que je pense être arrivé au comble du vice ...

     Elle est là et avance péniblement dans la pièce. Elle : ma chère sœur, ange tombé du ciel pour atterrir en enfer. Ils l'ont appâté avec mes comptes de réseaux sociaux pour la jeter dans cette cellule. Malgré ce qu'ils lui ont fait, je la reconnaîtrais entre toutes. Ils l'ont maquillé à la truelle et vêtue d'une manière totalement indécente. Elle est paniquée et ses mains se balancent devant elle, comme le ferait une aveugle. Je me corrige : pas comme le "ferait" une aveugle mais comme le fait une aveugle, car ... elle est aveugle . Des trous béants hideux remplacent ses beaux yeux verts. Les orbites ensanglantées n'ont même pas été soignées et dégoulinent de pus. Ses lèvres corail s'agitent. Elle parle, voire plutôt : elle crie. Mais ... je n'entends rien.

     Avec lenteur, je guide mes mains vers mes oreilles. Avec panique, je palpe les excroissances cireuses qui dépassent de mes oreilles. Avec horreur, j'admets que je ne pourrai plus jamais rien entendre : mes conduits auditifs sont bouchés, brûlés à la cire ; mes tympans sûrement infectés. Une photo pourrait immortaliser les trois monstruosités réunies dans la cellule. Elle rejoindrait le mur des horreurs. Yeux crevés, oreilles mutilées, langue tranchée. Plus que des captifs, des cobayes, nous sommes leurs marionnettes et en jetant un œil sur les photographies malsaines des murs, je me dis que nous singerons bientôt les acteurs de la monstruosité.

     Je ne peux que vous conseiller de prendre garde à ces serveurs de la discorde. Discord est leurs terrains de jeux : ils vous chassent, repèrent, enlèvent, mutilent et embarquent dans ces vidéos écœurantes. Ces productions de l'extrême serviront à embrigader d'autres curieux. C'est un cercle vicieux dont nul ne pourra s'échapper. Ni vous, ni moi car les serveurs de la discorde sauront toujours où vous trouver ....