Les serveurs de la Discorde
À
un moment donné, on fait tous des erreurs. Certaines sont plus
déterminantes que d'autres. Et dire que tout a commencé pour moi
par un accident informatique sur le serveur Discord. Je suis pourtant
un informaticien hors pair. Je n'ai jamais commis ni erratum ni bug :
je suis un pro dans mon domaine. Un pirate original surfant sur la
vague qui est persuadé que rien ne peut lui arriver ... Si j'avais
su ...
Vous savez, j'ai toujours voulu être dans une
communauté. Faire partie d'un tout. Et même si cette congrégation
originale versait dans la monstruosité, je m'y joindrais les yeux
fermés. Mes proches m'avaient toujours dit qu'avec ma recherche de
sensations fortes et ma naïveté légendaire, je serais la cible
idéale pour les sectes. Tout partait pourtant d'une bonne intention.
Je voulais juste changer ma routine, briser mon quotidien sans, bien
sûr, me casser les dents. Je devrais vraiment raconter depuis le
début, j'ai tendance à m'éparpiller. Désolé. Il faut croire que
la peur a un souffle méphitique qui vous disperse en mille
morceaux.
Au commencement, je surfais sur le net. Rien
d'extraordinaire à ça me diriez-vous. Vous avez partiellement
raison, car mon ennui était abrutissant. Toujours les mêmes sites
de pseudos fictions horrifiques avec ces pop-up et pubs soûlantes.
Ma sauveuse fut Romane Enik. Elle me contacta du jour au lendemain
sur Facebook et m'envoya, dans la foulée une demande d'ami. Je ne
lui demandai pas comment elle m'avait trouvé. Honnêtement, peu
m'importait. Seul comptait le contenu de son profil : des courts
récits effroyables qui se voulaient comme réels. Photos d'archives
médicales à l'appui, historiettes de pères sadiques ou de frères
sociopathes. Tant de faits atroces qui pourraient arriver à votre
voisine, peut-être même à vous. C'est ainsi que je découvris
l'univers des Creepypastas. La plupart des écrits étaient faux.
Certains faits étaient le fruit de l'imagination d'auteurs inspirés,
d'autres peu vérifiables. Peut-être authentiques. Nul ne sait. Je
ne cherchai même pas à démêler le vrai du faux et dans un frisson
de joie mauvaise, je m'inscrivis sur tous les sites de Creepypastas
du web. J'avais trouvé mes antres infernaux, mes épouvantables
eldorados.
Mais aussi vite que la galvanisation m'avait
atteinte, la routine m'étreint en son sein et fit retomber mon
excitation comme un soufflé. J'étais en manque de monstruosité, un
putain de junkie voulant sa dose. Je guettais une ligne d'atrocité
morbide comme un puissant rail de coke. J'étais aussi devenu dingue
du Dark web. J'ouvrais la boîte de Pandore sur mon disque dur qui
pouvait être infesté de malwares et virus. Pourtant, je m'en
foutais : j'étais trop dépendant aux atrocités.
Ils le
comprirent... Ils m'invitèrent à rejoindre le serveur Discord. Je
me rappelle le message fatidique qui s'était inscrit un soir sur mon
écran : "(Une succession de symboles inconnus) vous invite".
Cette "personne", cachée derrière cette suite de signes,
m'amenait juste à utiliser Discord pour discuter avec des adeptes,
comme moi, des pastas les plus malsaines. On ne risque rien à
utiliser des applications de chats entre aficionados. N'est-ce-pas
?
"Tu dois vérifier ton identité par téléphone
avant de pouvoir envoyer des messages sur ce serveur" : tout le
monde connaît ce procédé dès qu'on rejoint le salon pour la
première fois. J'étais discipliné, mais surtout bête, j'entrai
donc mon numéro de téléphone pour recevoir le code de vérification
afin d'utiliser les services."Invalid Phone Number" fut la
réponse du serveur. Numéro de téléphone invalide. Identité
factice.
J'eus un moment de latence durant lequel une crainte
inexpliquée m'envahissait. Ma nuque se couvrit de chair de poule.
J'étais gelé. Je tremblais. On m'observait. Maintenant, j'en suis
certain même si j'ignore par quel dispositif. Figé d'effroi, je
fixai ma tablette sans réagir. Deux choses horribles me sortirent de
ma léthargie. L'écran fut parcouru d'ondulations gris clair sur
fond noir. Un message s'afficha - avec la suite de symboles étranges
dont je vous ai parlé - suivi du chiffre 13 qui s'inscrivit
violemment jusqu'à en faire brûler ma rétine. Au cauchemar visuel,
vint s'ajouter un autre élément qui me fit sursauter : mon portable
sonna.
La bouche sèche, les bras tremblotants, je parvins
quand même à décrocher. Un boucan de tous les diables acheva mon
courage. Une fille hurlait. Des bruits de chaînes grinçaient. Un
outil en métal tomba sur le sol. Un autre élément chuta en un
bruit de chair spongieuse. "Ton amie avait la langue bien pendue
. Tic. Tac. Tic. Tac. Que le spectacle commence" La voix
grinçante ricana et l'inconnu raccrocha.
"J'ai fait un
cauchemar. Je vais me réveiller !" Je me répétai cette phrase
en boucle. J'aurai adoré retourner le bourbier de ma situation en ce
simple tour de passe-passe. Mais, il en fut autrement. Il se trouve
que c'est à partir de cet instant que mon quotidien se morpha en
mauvais rêve ambulant. Mon téléphone devint un objet de malheur.
Il était le réceptacle de vicieux appels d'inconnus. Tous les
soirs.
Je décrochai. Juste la soirée suivante. Car ce
concert cacophonique cassa mon comportement. Les sons de métal
hurlant, les voix malveillantes et ce nouveau décompte : " Tic.
Tac. Tic. Tac. Plus que douze " ... C'en était trop. Je ne pris
plus aucun appel, n'écoutai pas leurs messages sur ma boîte vocale.
Je loupai dans la foulée les sollicitations de tous mes proches,
mais ça m'était égal.
En une semaine, j'entrai dans un
délire paranoïaque. Je couvris les caméras frontales de mes
appareils. Je retournai les écrans noirs vers les murs. Mais on me
surveillait toujours. Une camionnette sombre aux vitres teintées
passait souvent dans les parages. Elle ralentissait à l'approche de
ma maison. Vous savez, je ne suis pas fou. C'était sûrement pour
moi. Pour qui d'autre ? J'habitais en pleine campagne. Loin de tout
événement mondain. Loin de tout vacarme auditif. J'habitais à la
campagne. Loin. De tout.
En cinq jours, la nuit tombée, tout
s'accéléra. Le fixe ne fonctionnait plus. Le courant fut coupé. La
route fut barrée au bout de ma rue. Les clinches des deux portes du
rez-de-chaussée furent actionnées. L'une à l'avant, dans le salon
; et l'autre à l'arrière dans la cuisine. Des claquements de bottes
réguliers, raisonnèrent comme à l'armée. Je m'étais terré sous
mon lit en attendant le peloton d'exécution. Que faire d'autre ? Me
sauver par la fenêtre ? Ils étaient bien trop nombreux, je le
sentais ! Il vola brutalement dans la pièce. Je parle de mon asile ?
De mon lit ? Du gorille. Je ne vous parle pas en métaphore : mon
kidnappeur portait vraiment un costume de gorille. Trop réaliste.
Trop grand. Trop de poils longs et poisseux d'un rouge sombre
entouraient le faciès de singe. Je n'arrivais pas à savoir ce que
me voulait ce monstrueux gorille mais, franchement peu
importe...
Car c'est ici que tout commence ou que tout finit.
Après tout, aussi vrai que tous les sentiers chaotiques mènent à
Rome, tout commencement a une fin. Ils m'ont emprisonné ... Dans une
cellule immense d'où je vous narre mon atroce aventure depuis le
début. Je ne sais pas dans quelle ville je suis, mais au moins, je
ne suis pas seul . Elle est là avec moi dans cette pièce faite
d'odeurs d'excréments et de sang séché coagulé. Dans un geste
vain de protection, elle enserre son corps famélique. Elle ne parle
pas. Elle n'est pas muette de naissance. Elle avait juste la langue
trop pendue, alors, ils la lui ont coupé avec un sécateur. "C'est
de la mauvaise graine", ricanaient-ils. Je sais tout ça car
c'est elle qui me l'a dit. Enfin, pas dit avec des paroles claires.
Je vous rappelle que sa voix n'est que bruits gutturaux s'échappant
de sa bouche en une haleine fétide. Elle a d'abord lié les sons
d'objets différents aux vingt-six lettres de l'alphabet pour créer
son propre langage. Elle est très intelligente mais se fatigue vite
et les bruits qu'elle produit sont trop faibles, inaudibles. Alors
elle a trouvé de quoi écrire. Vous dire avec quel média est
au-dessus de mes forces ... S'il vous plaît, n'insistez pas.
Elle
s'appelle Romane Enik. C'est à la fois Romane et quelqu'un d'autre
qui m'avait contacté sur Facebook. Elle a tenté de l'expliquer mais
ses larmes coulaient tellement que trop de lettres se brouillaient.
Comme moi, elle avait rejoint Discord. Son numéro était invalide
comme le mien. Alors ils l'ont "pris"... Je n'ai pas tout
de suite compris. Prendre quoi ? Romane l'enlever si vite ? Suis-je
bête ? Bien sûr que oui, ils l'ont kidnappé mais, comme moi,
treize jours s'étaient écoulés. Alors qu'est-ce-qui pouvait être
prisé ? Prenable ? Son identité : c'est ce qu'elle a inscrit très
exactement. Son numéro de téléphone pour la harceler. Sa
géolocalisation pour la trouver. L'accès à ses comptes sur les
réseaux sociaux pour se faire passer pour elle. Et appâter. Me
rapter.
Ils.
Prennent.
Tout.
"C'est eux !
C'est 10 Corps 2 Hommes !" Elle griffonne cette inscription
plusieurs fois. Elle est intelligente je vous l'ai dit : elle sait
qui ils sont. Et elle pense que c'est pour ça qu'ils l'ont enlevé
...
Dans son autre vie, Romane Enik était journaliste. Romane
avait réussi à infiltrer un réseau dangereux de pédophiles. Le
nom me hantera toujours. Je vous le confie. Mais c'est juste pour
vous prévenir. Dix Corps Deux. Uniquement des hommes. Des criminels
chinois disséminés dans dix pays européens. Ils obtiennent l'accès
aux tablettes via le serveur Discord et aux téléphones grâce aux
numéros de toutes les utilisatrices. Des pédophiles, pour la
plupart, qui volent photos/vidéos, vous filment à votre insu et,
quand le cœur leur en dit, vous traquent.
Elle gribouille ces
signes que j'ai déjà vu sans les comprendre. Je vous les montre :
Puis,
elle m'explique tout. La signification des symboles - même aussi mal
tracés - saute aux yeux quand on le sait. Je vous le dis à mon
tour. Notez bien. La première croix correspond au Dix en chiffres
romains. Les deux symboles à côté sont la traduction en chinois du
mot corps. Les deux barres droites sont le Deux toujours en chiffres
romains. Et les deux derniers signes veulent dire hommes toujours en
chinois. Le savoir ne vous sert à rien. Mais enregistrez bien ceci,
l'organisation se présente aussi sous le nom du serveur que tout le
monde connaît : Discord.
Troublé par toutes ces révélations,
je ne sais pas ce que je fous ici. Je suis perdu. Je laisse mon
regard errer sur la décoration sommaire de la pièce. Je finis par
poser la question qui me tourmente : "Et moi alors ? Pourquoi ?"
Lettre par lettre, avec réticence la réponse est tracée et fait
son cheminement jusqu'à mon cerveau : "recrutement pour les
films". J'avale péniblement ma salive. J'analyse de nouveau la
décoration. Les affichettes frappent ma rétine et ma conscience.
Des lolitas trop jeunes maquillées et habillées comme des filles de
joie couchent avec des hommes beaucoup trop âgés. Les corps sont
mutilés, ensanglantés et les visages horrifiés par ce que le
couple est obligé de faire. Des photos de snuff movies. Des captures
de scènes de copulation après tortures ... Je suis à deux doigts
de m'évanouir et alors que je pense être arrivé au comble du vice
...
Elle est là et avance péniblement dans la pièce. Elle :
ma chère sœur, ange tombé du ciel pour atterrir en enfer. Ils
l'ont appâté avec mes comptes de réseaux sociaux pour la jeter
dans cette cellule. Malgré ce qu'ils lui ont fait, je la
reconnaîtrais entre toutes. Ils l'ont maquillé à la truelle et
vêtue d'une manière totalement indécente. Elle est paniquée et
ses mains se balancent devant elle, comme le ferait une aveugle. Je
me corrige : pas comme le "ferait" une aveugle mais comme
le fait une aveugle, car ... elle est aveugle . Des trous béants
hideux remplacent ses beaux yeux verts. Les orbites ensanglantées
n'ont même pas été soignées et dégoulinent de pus. Ses lèvres
corail s'agitent. Elle parle, voire plutôt : elle crie. Mais ... je
n'entends rien.
Avec lenteur, je guide mes mains vers mes
oreilles. Avec panique, je palpe les excroissances cireuses qui
dépassent de mes oreilles. Avec horreur, j'admets que je ne pourrai
plus jamais rien entendre : mes conduits auditifs sont bouchés,
brûlés à la cire ; mes tympans sûrement infectés. Une photo
pourrait immortaliser les trois monstruosités réunies dans la
cellule. Elle rejoindrait le mur des horreurs. Yeux crevés, oreilles
mutilées, langue tranchée. Plus que des captifs, des cobayes, nous
sommes leurs marionnettes et en jetant un œil sur les photographies
malsaines des murs, je me dis que nous singerons bientôt les acteurs
de la monstruosité.
Je ne peux que vous conseiller de prendre
garde à ces serveurs de la discorde. Discord est leurs terrains de
jeux : ils vous chassent, repèrent, enlèvent, mutilent et
embarquent dans ces vidéos écœurantes. Ces productions de
l'extrême serviront à embrigader d'autres curieux. C'est un cercle
vicieux dont nul ne pourra s'échapper. Ni vous, ni moi car les
serveurs de la discorde sauront toujours où vous trouver ....