dimanche 11 avril 2021

                  Alice, dans la Clinique aux Merveilles

 

Les complexes sont tenaces et chaque être qui est concerné par ceux-ci pense qu'il est toujours dans la plus dramatique des situations, surtout quand la bien-pensance le fait croire... Mais quand Alice Liddell vit les patients de la Clinique aux Merveilles, elle se rendit compte qu'il y avait des monstres de la nature bien pires qu'elle...

 

      Chaque personne a souhaité, au moins une fois dans sa vie, aseptiser son comportement pour adhérer à une norme, ou du moins, à l'idéologie supérieure et parfaite de la race humaine. 

     Ce fut le cas d'Alice Liddell. Alice souffrait de troubles dysorthographiques qui pourrissaient son monde de tâches colorées inappropriées. Alice refusait toutes activités littéraires en arguant : "à quoi peut servir un livre sans images ni dialogues ? ". Non par fainéantise intellectuelle, mais à cause de sa dyslexie, car la blondinette voyait les mots des romans se distordre et se brouiller en étranges nuages vaporeux. Alice ne comprenait pas le sens de ses livres et avait l'impression d'évoluer dans un monde où on marchait sur la tête. Alors, elle commit l'erreur de confier son mal-être à un médecin. Le spécialiste qu'elle consulta ne sut diagnostiquer son trouble, il prit en compte son esprit fantasque et les tâches lumineuses qui déformaient la vision d'Alice pour poser son verdict : "trouble mental". D'emblée, le docteur l'expédia dans cet endroit qui promettait aux patients malades de traiter en profondeur leurs problèmes et de leur offrir un nouveau départ pour une renaissance physique et spirituelle. Alice fut envoyée dans : "La clinique aux Merveilles". 

     Alice n'avait jamais entendu parler de cette clinique et ne savait pas quelle était l'idéologie novatrice défendue par cet établissement mais comme elle était désespérée, elle accepta sans broncher sa, presque, déportation dans ce centre au nom étrange. 

     Sept journées s'écoulèrent durant lesquelles Alice préparait ses affaires avec une hâte fébrile. La secrétaire qui l'avait contactée, lui avait promis un nouveau psyché totalement différent du sien contre une semaine entière d'internement. Mais qu'était une semaine de rudes traitements médicaux pour l'assurance d'une manière d'être qui collerait avec les normes de la société ? 

     Le 17 Juillet 1942, Alice mit les pieds dans la clinique aux merveilles. Des fils barbelés décoraient l'enceinte de la clinique et juste à l'entrée de l'établissement, une inscription en police gothique annonçait la couleur : " La norme rend libre". L'architecture du bâtiment hospitalier était austère, les briques grisâtres. De petites lucarnes sales faisaient office de minuscules fenêtres. Les ouvertures entre le monde extérieur et l'antre de la clinique étaient condamnées par des barreaux. Un parterre de fleurs desséchées et fanées tentaient, sans succès, d'égayer le bas des murs. Les lis et les pâquerettes violaient les pensées, et surtout envies, florales et pures d'Alice. Le bâtiment était d'architecture gothique et en forme de U. L'aile Ouest était vraisemblablement une galerie d'Art temporaire. L’aile Est, un corpus de pièces pour soigner les patients et le bâtiment central, l'accueil.

     Alice voulut payer le conducteur de taxi qui la déposa, mais celui-ci refusa. Il souhaita prononcer une seule et unique phrase, mais buta tellement sur les syllabes des mots qu'Alice ne fut pas sûre d'en saisir le sens. Le chauffeur bégaya quelque chose qui ressemblait à : "V-V-Vvous Ve-ve-venez pou-pou-pour l'ex-ex-exposition d'Art ?" Son regard différent était aussi inquiétant que son élocution laborieuse. La jeune Alice pensa juste qu'il n'avait pas toute sa tête, descendit de la voiture et s'approcha de l'étrange clinique. 

     Les complexes sont tenaces et chaque être qui est concerné par ceux-ci pensera toujours qu'il est dans la plus dramatique des situations, surtout quand la norme bien pensante le fait croire. Mais quand Alice vit les patients de la clinique, elle se rendit compte qu'il y avait des monstres de la nature bien, bien pires qu'elle. 

     Tout d'abord, un individu de petite taille sautillait près de l'entrée. Quand il aperçut la nouvelle recrue, il gesticula bizarrement vers Alice en hurlant qu'elle était en retard. La partie basse de la figure du crieur était bizarre : une moustache blanche et drue entourait une bouche en forme de bec-de-lièvre et la dentition grande et proéminente d'un lapin. L'affreux fou tourna encore autour d'Alice et précipita son corps vers l'entrée de "la clinique aux merveilles". 

     Dans l'établissement, le musée de l'horreur avait ouvert ses portes. Un jeune homme était assis. Son dos était exagérément courbé tel un bossu moderne. Ses bras étaient déformés aux niveaux des coudes et ses mains étaient étranges. Des doigts étaient absents de leurs emplacements initiaux donnant aux mains l'illusion de pinces de homard. Il vit Alice, qu'il dut trouver à son goût, car il avança son bras et, surtout ses mains, spéciales molles et difformes vers cette première qui fut horrifiée et recula. Dans sa précipitation, Alice bouscula une femme aux oreilles félines et poilues. Cette dernière avait un immense sourire dérangeant et figé pourtant ses actes occasionnaient plus de souffrance et de douleur qu'autres choses. Elle griffait avec acharnement son visage avec ses longs ongles effrayants et pointus. De longues traînées sanguinolentes zébraient l'effroyable visage souriant et coloraient en rouge le tapis blanc sur le sol. 

     Alice se dit qu'elle n'avait pas sa place ici et se précipita vers l'entrée du hall d'accueil. A l'instant, où elle allait quitter la clinique, une grande brune à la beauté glaciale, l'apostropha : "Eh bien, vous nous quittez déjà ?" Elle, se rapprocha davantage. Ses cheveux étaient tirés en chignon strict laissant la part belle à un visage à la beauté irréelle. Les yeux bleu Antarctique froid, se plissèrent légèrement pendant que la femme tout aussi glaciale se présenta. Elle se nommait Carole, était la directrice de la clinique aux merveilles et attendait avec grande impatience l'arrivée du nouveau "élément" . Le bras de la dirigeante du centre hospitalier crocheta les épaules de la nouvelle venue, griffa la nuque et sans vraiment écouter ce qu'elle disait la ramena vers l'accueil. Alors qu'Alice remplissait les papiers d'admission, elle leva la tête et tendit l'oreille car elle crut entendre de lointains cris de détresse et d'agonie, mais comme Carole la surveillait froidement, elle se dépêcha de remplir toute la paperasse. 

     Le précipice d'Alice dans la Clinique aux merveilles eut lieu à peine dix minutes après. Une chevauchée des Walkyries, celle de Wagner, accompagna sa brusque chute au sein de la folie. Car si le noyau de la démence devait exister à un endroit précis c'est dans l'antre de la Clinique qu'il se trouverait. Le déséquilibre des lieux grignota rapidement la logique de l'esprit d'Alice. 

     Aucun des couloirs de l'institution n'était droit car les cloisons des chambres où les aliénés étaient enfermés étaient minces, et, tous les dingues se balançaient dans leurs camisoles contre les murs des pièces. Des hurlements incessants ponctuaient les vies nocturnes et diurnes de la Clinique. Les sols de toutes les pièces tremblaient, vibraient et faisaient tomber bien trop souvent les internés. C'était étrange et inquiétant, mais, moins que le personnel soignant.

     L'oncle Mengele régnait avec Carole en maître des lieux. Alice entendait des bruits de couloir bien avant de rencontrer réellement ce Docteur Mengele que tous surnommer l'oncle. Et dans ce nouveau monde, qui était plus atroce que merveilleux, Alice commençait à deviner ce dont il était capable, bien avant de croiser son regard fou. Le scientifique sadique était obnubilé par les liens filiaux et les fratries. A la clinique aux merveilles, la rumeur se répandit que deux frères Tweedledee et Tweedledum venaient d'être internés. Leurs pathologies n'étaient pas claires, il semblait juste qu'ils nourrissaient tous deux une peur panique des corbeaux. Et c'était là leurs seules phobies, enfin Mengele aurait plutôt dit leurs seules anomalies. Tweedledee et Tweedledum étaient donc deux jumeaux aux pensées et craintes similaires. Mais, deux êtres bien distincts jusqu'à ce que Mengele s'en mêle. Le chercheur trouva une technique expérimentale pour souder davantage les deux frères. Il se mit à couper le bras droit à l'un et le bras gauche à l'autre et relia les deux corps des jumeaux ensemble. Tweedledee et Tweedledum devinrent, bien malgré eux, frères siamois. Une chimère cauchemardesque à trois jambes, deux bras, un système digestif, deux têtes et un seul cerveau. Ce nouveau monstre mourut rapidement, mais, exacerba la folie médicale de Mengele qui voulut créer d'autres étrangetés pour "son exposition". 

     Alors, la directrice de la Clinique et le médecin mirent en place l'hydrothérapie et comme Carole avait la phobie de la blancheur, des murs et des dermes blancs. Des bains surprises à l'eau bouillante furent instaurés. Les patients aux peaux les plus crémeuses étaient plongés dans des baignoires avec une eau à 70 degrés. Les corps cramés avaient une apparence unique et effrayante, pourtant, il n'y avait pas encore assez de couleur rouge écarlate sur les peaux cramoisies, alors Carole commença à se passionner pour les cœurs humains poignardés. Elle entra dans une fureur aveugle et massacra avec des pics acérés les cages thoraciques des patients qu'elle avait condamné. Les os éclataient et les cœurs étaient charcutés et explosaient en des gerbes de sang. Ainsi, Carole fut surnommée ... la reine de Cœur. 

     La substance du sablier du temps continua à s'écouler. Le temps fila. Un autre désaxé rejoignit la Clinique : le lièvre de Mars. Contrairement aux malades de la Clinique, simplement originaux, le lièvre de Mars était réellement dangereux. Il souffrait d'érotomanie et, surtout, de nymphomanie. Pour résumer les choses, il abusait sexuellement de toutes les femmes qu'il croisait dont Alice. La reine de cœur fut trop vite dépassée par les évènements, elle instaura un traitement médical insolite et prononça la sentence suivante : "qu'on lui coupe le sexe". Mieux que la lobotomie, la reine de cœur décida donc de couper les sexes, puis les têtes enfin, chaque organe du corps humain pour soigner la moindre folie dès qu'elle était contrariée. Des "qu'on lui coupe" résonnait à chaque heure et à chaque recoin de la Clinique. Le sang coulait à flot. Les malades tombaient puis mouraient. La reine de cœur jubilait. 

     Une autre semaine s'écoula durant laquelle Alice, qui avait échappé au massacre, sympathisa avec un nouveau malade surnommé :"Le Chapelier fou" . Des bruits de couloir circulaient sur son compte, on disait que le Chapelier battait ses camarades de chambre dès qu'ils lui assuraient que le Chapelier n'avait qu'un seul anniversaire par an. Il était possible que le Chapelier fou les frappe jusqu'à ce que ses victimes sombrent dans l’inconscience pour ensuite les étrangler avec une taie d'oreiller. Cette accusation était probable car le Chapelier fou était obsédé par les taies. De préférence avec du laid, c’est à dire le sang et autres substances vitales des malades de la Clinique qu'il jugeait laids. Mais Alice fit fi des préjugés et passa tout son temps libre avec le Chapelier fou. Pourquoi ? Car il assurait à Alice qu'avant l'exposition artistique mensuelle, la reine de cœur et Joseph Mengele allaient organiser une grande partie de croquet avec les têtes des malades de la Clinique. Le temps était compté, il ne fallait pas être "en retard, en retard" . 

     Un soir, une équipe anormale et étrange organisa son évasion. Alice était accompagnée d'un Loir, patient atteint de narcolepsie ; du fameux lapin qui avait peur des montres, de l'heure, du temps qui passe ; puis du malade avec des pinces de homard greffées à la place de ses mains, et, pour finir d'un Chapelier fou. Ce dernier avait attaché tous les linges de lit pour fabriquer une corde robuste afin de s'échapper par une fenêtre. En réalité, ces dingues n'avaient aucune chance...

     Ils ne s'évaderaient jamais car toutes les fenêtres des chambres de l'établissement étaient en fait ... des trompe-l’œil, des illusions. La partie médicale de la Clinique donnait sur une tour des suppliciés. Les réguliers tremblements du sol étaient provoqués par la rotation régulière des pièces de l'aile Est. Au fil des jours, toutes les salles et les chambres s'étaient imbriquées dans une tour dont le centre était un incroyable puits profond.

     Alice ne comprit pas tout de suite qu'il n'y aurait pas d'issue positive alors, elle sauta par la fenêtre la première. La chute fut effrayante. Et enfin, Alice comprit que la fenêtre débouchait dans un genre de vide, presque comme un puits sans fond. Elle vit que les parois étaient tantôt faites de briques suintantes et glissantes, tantôt de fenêtres sales où l'on devinait derrière les têtes squelettiques et effrayées de chaque interné. Alice n'avait aucune prise et ne pouvait qu'espérer que sa chute se finisse rapidement et sans douleur. Elle repensa aux sévices infligés au sein de la Clinique.Elle revécut les gavages de son estomac avec de l'eau bouillante, les parties de cartes qui se soldaient par des mutilations sur ses bras lorsqu'elles perdaient, les monstres de la nature créés par Mengele, les massacres colériques de la reine de cœur. Et, lorsque son esprit s'allégea et quitta enfin son corps meurtri, Alice poussa son dernier soupir en touchant le fond. 

     "V-V-Vvous Ve-ve-venez pou-pou-pour l'ex-ex-exposition d'Art ?" Un individu était en faction près de l’aile Ouest de la Clinique. Il était rien et tout à la fois. Chauffeur de taxi, ouvreur, portier et meneur de danse assurait l'accueil. Son regard différent était toujours aussi inquiétant que son élocution laborieuse. Il conduisait les vicieux visiteurs triés sur le volet pour visiter les galeries de l'exposition artistique mensuelle de la clinique aux merveilles. 

     Les curieux se déplaçaient à travers toute l'Europe. Néos nazes, jeunesse avec une nouvelle vision de la société et de ce qu'est la norme. Tous habillés par Hugo Boss et marchant avec froideurs et raideurs inhumaines. Tous passionnés par l'Art idéologique de la Clinique. La reine de cœur et Joseph Mengele exhibaient fièrement leurs cauchemardesques créations. Certaines fois, Carole se moquait du chauffeur de taxi, ouvreur, portier et meneur de danse en singeant son bégaiement quand il parlait de son "ex-ex-exposition artistique". Elle le reprenait, oui, il s'appelait bien "Charles Do-do-do Dodgson" mais n'avait rien inventé car son idée de base : une expo photographique avec des gamines aux poses aguicheuses n'était rien comparé aux monstres de l'horreur bien plus effrayants que de vulgaires photographies. 

     Carole rejoignit une estrade éclairée par des spots. Elle offrit aux visiteurs une grimace narquoise et un salut militaire et dit :" de quoi vivrait notre Art, si ce n'est que des vices de nos internés ? Dans notre monde où la norme constitue notre idéal, nul salut ne pourra venir des rêves. Créons notre parti, notre race libérée des anormalités". Elle tira théâtralement un drap blanc tâché qui cachait sa nouvelle "race". Une horreur hybride dont le cerveau était la tête du chapelier greffée au corps des défunts Tweedldee et Tweedledum. Un monstre à trois têtes avec les frêles bras scarifiés d'Alice, la queue d'un chat et le bas du corps du lièvre de Mars. 

     Devant cette étrange chimère créée de toutes pièces par la nouvelle idéologie humaine, le public se mit à chanter et applaudir. 

     La Clinique aux Merveilles perdura jusqu'en 1945. Elle continua à exhiber, ce qu'elle estimait comme étant, ses anormalités. Elle créa inlassablement des monstres de la perversion humaine pour nourrir une idéologie nourrie par la seule passion du vice. Les témoins de la récente monstruosité banalisée, et les visiteurs de l'horreur ne furent pas nécessairement retrouvés. Hors de la Clinique, ils cachèrent leurs ignominies derrière des masques de normalité. De nos jours, la Clinique aux merveilles n'est affichée dans aucun manuel historique. Elle ne figure sur aucune carte et elle ne propose aucun lieu de recueillement concret. Peut-être allez-vous rétorquer que tout ceci n'est qu'un mythe et que donc elle n'a jamais existé. Mais, "La Clinique aux Merveilles" était et sera toujours dans les pires pensées de celles et ceux qui stigmatisent et condamnent les moindres anormalités...