lundi 18 novembre 2019



Le frère modèle


Les liens entre les membres d'une même fratrie sont une énigme. Bien souvent, au sein d'une même famille les fratries se mettent en constante compétition avec des activités malsaines. Alors que les choses pourraient être simples. Si simples ...


      Les liens entre les membres d'une même fratrie sont une énigme. Bien souvent, au sein d'une même famille, les fratries se mettent en constante compétition avec des activités malsaines. Alors que les choses pourraient être simples.
Si simples ...

      Mon frère Rémi n'était pas de ce genre-là. Nous avions toujours eu un rapport complice, il me montrait sans cesse des jeux à faire dans la maison. Ma mère ne comprenait jamais, et s’énervait beaucoup en qualifiant mes loisirs de bêtises dangereuses. Mais mon frère était toujours présent pour arrondir les angles en prenant ma défense.

      Réellement, je vous le dis : on devrait tous avoir un grand frère comme modèle.

      Lorsque j'ai grandi, les choses ont quelque peu commencé à changer. Il ne me poussait plus vers ces sources d'amusements en solo, il voulait à présent jouer avec moi, être à mes côtés pour mieux me guider. Inutile de dire que j'étais aux anges.  Un jour, alors que j'avais six ans, Rémi s'est approché de moi en catimini, et a chuchoté à mon oreille : " Hé frérot, tu voudrais t'amuser et devenir un grand ? Un vrai de vrai ? " Il souriait gentiment, une main derrière le dos, comme s'il cachait quelque chose. De l'autre, il m'a fait signe de venir avec lui.

      Flatté et amusé, je l'ai suivi. Arrivé dans sa chambre, on s'est assis l'un en face de l'autre sur le parquet. Il a alors posé de petites sphères rouges sur le sol.

      - " Indiana Jones en personne croque dans ces bonbons avant de partir à l'aventure. Il est tellement costaud qu'il les mange par cinq. Toi aussi t'es un guerrier, frérot ! "

      D'un geste, il a poussé les friandises vers moi. Peu rassuré, j'ai secoué la tête.

      - " J'ai jamais vu qu'il se nourrissait avec ces machins dans ses films.

      - " C'est parce qu'il le cache, pardi! Il va quand même pas montrer toutes ces astuces à tout le monde. Mais Indiana Jones le sait, moi je le sais, et toi aussi maintenant ! "

      Comme mon idole, je voulais être un guerrier. Alors, j'ai enfourné les cinq bonbons en même temps, et ai croqué. Un feu a envahi ma bouche, brûlant ma langue et mes gencives alors que mes lèvres se mettaient à enfler. La brûlure s'est étendue jusqu'à ma gorge, tandis que je me mettais à tousser et à suffoquer. Ma mère, qui était en bas, a entendu mon corps tomber lourdement au sol. Elle a grimpé l'escalier, couru dans le couloir, et pénétré dans la chambre. Elle a aussitôt été renseignée par mon frère : " Il... Il a avalé de travers. Je ne sais pas ce que je dois faire."

      J'ai passé quelques heures à l'hôpital. Cependant, les médecins ont dû assurer à ma mère que ce n'était rien, car dans la journée, j'étais de retour chez moi.  Les jours suivants, c'était comme si mon sens du goût avait été altéré. De toute façon, la brûlure qui persistait dans ma bouche m'a dégoûté pendant un moment de l'acte de manger.  Quant à mon frère, il se répandait toute la journée en excuses. Il s'était trompé dans le choix des bonbons, et avait pris des friandises totalement différentes de celles du film. Je m'en voulais de l'amener involontairement à se justifier.

      Après tout, on devrait tous avoir ce genre de grand frère exemplaire.

      De tous les endroits de la maison, le grand escalier en bois, dont ma mère nous avait formellement interdit l'accès, avait fini par devenir le lieu préféré de mon frère. Un soir, il s'est approché de la première marche, des craies et un chiffon à la main. Il s'est ensuite tourné vers moi : " Tu voudrais retomber ? Retomber en enfance ? "

      Il avait cet air énigmatique sur le visage, admirant le vieil escalier.

      - " Maman nous a interdit d'y aller. Elle dit que c'est dangereux.

      -  Maman dit ci, maman dit ça ! Espèce de poule mouillée ! Elle est pas ici au cas où tu l'as pas vu, donc on a le champ libre. "

      J'étais déjà prêt à éclater en sanglots, et je regardais mon frère avec de plus en plus de réticence. Rémi avait rarement été dans cet état d'agacement et de rébellion. Il a ignoré mon regard, et a tracé à la craie des chiffres, des traits et des spirales sur les premières marches.

      - " Et le jeu du jour est... (Il a mimé un mouvement de frappe violent sur un tambour imaginaire)... La marelle !"

      Paniqué, j'ai jeté un œil vers l'escalier, et ce jeu insensé.

      - " Je ne veux pas jouer.

      -  Oh que si, tu vas le faire. Moi, je vais m' amuser ! Ton rôle en tant que frangin, c'est de venir jouer avec moi. Allez c'est facile ! Je commence pour te montrer l'exemple."

      Il est venu se placer sur la toute première marche, puis s'est cramponné à la rampe de l'escalier, et a sauté sur la deuxième en équilibre sur son pied droit. Il a ri, et est revenu vers moi.

      - " Rapide, simple et efficace. Rien qu'une marche, une seule. Mais pour ton tour, on va juste un peu corser les choses."

      Il s'est penché,et s'est mis à défaire mes lacets. Les larmes aux yeux, je l'ai regardé faire. Lorsqu'il s'est redressé, il m'a regardé avec un grand sourire. Un sourire, qui, étrangement, me dérangeait.

      - " Rappelle-toi, rien qu'une marche. "

      Malgré toutes mes peurs, toutes mes réticences, la volonté tenace d'épater mon frère l'a emporté. Je me suis positionné sur la première marche, ai serré la rampe, et sauté sur la deuxième, m'appuyant sur mon pied droit. Mais alors que je m'apprêtais à souffler, la voix autoritaire de mon frère s'est élevée : " Encore ! "

      J'ai baissé la tête sur la marche suivante, qui m'apparaissait trouble. Je pleurais, et des larmes de peur ruisselaient sur mes joues, mouillant l'escalier.

      - " Allez, saute encore !"

      J'ai fait ce qu'il me disait. J'ai sauté sur la troisième marche, prenant appui sur mon pied gauche. Lorsque ma semelle a touché le rebord, j'ai immédiatement regretté. Mon pied, manquant d'appui, a dérapé sur celui-ci, et tout mon corps s'est retrouvé projeté en avant. Dit comme ça, trois marches, ça semble peu. Mais pour un garçon de mon âge, ça représentait une chute terrifiante. J'ai dégringolé douloureusement l'escalier, alors que mon corps se tordait dans un enchevêtrement bizarre de pieds, de bras, de mains et de jambes tordues dans des angles improbables, le tout accompagné d'un concert de craquements que j'aurais préféré oublier.  Alors que j'étais là, étendu au bas des marches, je pouvais entendre mon frère rire, et crier : " Encore, encore ! "

      Voilà un an que je suis coincé dans ce fauteuil roulant, sans même savoir pourquoi. Mon grand frère est toujours aux petits soins avec moi, mais notre complicité a changé. Il refuse qu'on joue ensemble, ou de me lancer des défis comme avant. Il dit qu'il est sûr qu'il gagnerait, et qu'il n'y a donc aucun intérêt.

      Oh, et autre chose ! Un bébé est venu agrandir les rangs des garçons de la famille.

      Je regarde d'ailleurs souvent Rémi s'occuper de lui. Peut-être enfonce-t-il le biberon trop loin dans sa bouche, et peut-être le berce-t-il un peu trop fort, mais je sais qu'il n'en est pas moins un frère exemplaire. Le soir, je l'entends chuchoter à l'oreille du nouveau-né : "Je jouerai avec toi. Je jouerai avec toi tous les jours. Et tous les jours, je te laisserai gagner..."
D'une certaine manière, ça me fait chaud au cœur. Ce petit aura une chance phénoménale de pouvoir jouer avec un tel frère, comme j'en ai moi-même eue. J'espère que vous aussi, vous avez un Rémi, un grand frère dans votre famille. Je le souhaite à tous, de tout cœur.

      Après tout, on devrait tous avoir un grand frère comme modèle.