Film d'horreur au cinéma Apollo
Il
y avait un avant. Avant, nous étions libres de nous cultiver dans
des lieux où il n'y avait pas de risque. Mais le danger vient
toujours de l'invisible, de l'indomptable et de l'imprévu. Alors,
lorsqu'il y aura "votre" après , que vous reprendrez vos
habitudes, mes chères lectrices et lecteurs du grenier, prenez garde
aux salles de ciné et autres endroits que vous fréquenterez
...
Lorsque j'étais au collège, j'habitais dans un petit
patelin du Nord de la France. Comme toute adolescente normalement
constituée, j'aimais les sorties avec mes copines le samedi
après-midi. Rien d'extraordinaire jusqu'ici ! Vous savez, je vivais
dans un coin sans histoire.
Dans la banale ville de Lens, les
choix d'activité n'étaient pas très variés, on faisait soit du
shopping, soit une escapade au Cinéma d'Art et Essai : l'Apollo !
C'était durant cette période où la simplicité prônait et où les
cinémas aux salles modestes offraient une convivialité et une belle
proximité entre nous. Enfin, c'est ce que je pensais. Mais à
l'époque j'étais heureuse d'avoir un petit cinéma à la façade
Art-Déco qui avait une histoire plutôt qu'un grand complexe
cinématographique. Vous savez, comme ces Gaumont ou Pathé qui
poussaient et se développaient semblables à autant de champignons
sur un ongle pourrissant !
Un samedi, insouciante et heureuse
de sortir avec ma meilleure amie Vanessa, je proposais une virée
ciné pour aller voir La fiancée de Chucky. Il fallait en profiter
avant qu'il ne soit plus à l'affiche ! Rires et frissons garantis !
Je ne savais pas alors à quel point j'étais dans le mille en
évoquant ces deux sensations, surtout en ce qui concernait les
frissons ...
Le jour venu, on arriva pile au bon moment : au
début des bandes-annonces. Bizarrement, la salle était vide et il y
faisait plus froid que jamais. Je pénétrais dans le lieu de mon
prochain calvaire la première. Alors que je forçais vivement le pas
en laissant ma copine traîner en arrière, la porte d'accès à la
salle de ciné se bloqua. Impossible à ouvrir. À ce stade de mon
anecdote, on peut supposer une panne, un souci technique. Mais tous
les éléments qui participaient à l'ambiance renforcèrent mon
impression de paranormal. Les sièges de la première rangée
grincèrent en une succession de sons stridents. Je pensais même
voir du coin de l’œil des fauteuils qui s'ouvraient rapidement pour
se refermer telles des mâchoires macabres. Les bruits n'étaient pas
les seuls trucs flippants, des courants d'airs froids me frôlaient.
Avec des sensations de pressions sur mon épaule gauche et de
tiraillements sur le bras opposé. Une odeur de soufre accompagnait
ma croissante souffrance. Je prenais, par réflexes, des goulées
d'air mais la fumée âcre qui se formait, n'avait pour effet que de
me faire suffoquer. J'allais bientôt étouffer.
Je paniquais
? C'est la question que vous vous posez : est-ce-que je paniquais,
avais peur et tentais de forcer l'ouverture de la porte bloquée ?
Non, je ne bougeais pas d'un poil : tétanisée par - ce que je
pensais être - un affreux effroi.
Au bout d'un moment : une,
deux, trois minutes , je ne saurais dire ... la porte se rouvrit .
Ma copine était tout aussi inquiète que moi et me demandait
pourquoi j'avais bloqué la porte. Elle était livide mais bien trop
terre à terre pour croire aux esprits, fantômes et revenants.
Apparemment, elle voulait se persuader qu'il était impossible qu'un
phénomène surnaturel n'arrive. Je la rassurais en lui répondant
que j'avais voulu faire une petite blague et tester son self-control.
Elle rit mal assurée et nous prenions place au fond de la salle.
Je
ne suivis rien du film. Il avait l'air bien mais j'avais à présent
l'intuition d'être fixée. La chair de poule envahissait ma nuque.
Je frissonnais durant l'heure et demie qui suivit. Je prétextais un
mal de ventre sitôt la séance finie pour rentrer me mettre à
l'abri chez moi. Pourtant, je n'allais plus avoir un réconfortant
chez moi. Je ne le savais pas encore mais une chose m'avait
suivi.
Tout commença la première nuit. J'eus un mal fou à
m'endormir en tournant dans tous les sens comme une toupie
démoniaque. J'étais flippée mais ne pouvais en parler à mes
parents : j'avais passé l'âge de craindre le monstre sous mon lit.
J'aurais dû car il était vraisemblablement là : un monstre tapi
sous le lit, un djinn, un fantôme ? Aujourd'hui encore, je ne sais
pas ce que c'était mais en me concentrant j'arrive encore à
entendre ses souffles rauques. Un souffle est un élément qui tend
plus du ressenti. Sans doute. Le concret du cauchemar fut là : la
chose ne se contenta pas d'expirer des exhalations nauséabondes,
elle effectua plusieurs pressions sur ma cage thoracique. Des
compressions à m'en broyer les côtes. Sous cette emprise, mon corps
s'enfonça dans le matelas. Il creusa toujours plus profond à tel
point que mon dos saigna contre les fondations métalliques du
lit.
Les nuits suivantes, les souffles devinrent des cris
aigus qui hurlaient à mes oreilles, quand j'arrivais enfin à
m'endormir. Très vite, les meubles de la chambre rejoignirent le
vacarme auditif d'enfer en traînant bruyamment sur le sol.
Ma
vie devenait un cauchemar permanent. La nuit je ne fermais plus l’œil. Et la journée je jouais un cache-cache infernal avec les
ombres menaçantes qui me suivaient au collège. À l'école, je
frôlais les murs et sursautais aux moindres bruits. Je faisais peur
à voir, je m'en rendais compte car tout le monde m'évitait. Je ne
ressemblais plus à celle que j'étais : des cernes ternissaient mon
visage qui, conjugués à la maigreur de mon visage, me conféraient
un air famélique. Mon squelette était d'ailleurs meurtri, je
suspectais des côtes cassées, broyées par ce qui écrasait mon
corps la nuit.
Et puis, soudain tous les sons et sensations
s'amoindrirent. Sans comprendre, je rejoignais mon collège un lundi
matin. Nul besoin de préciser que j'étais inquiète de la nouvelle
tournure que les choses pourraient prendre. Vanessa m'y accosta : "
Devineeeeeee !
- Je ne sais pas, mais dis-moi ...
-
Le cinéma va fermer ! Tu te rends compte sans préavis ! Juste comme
ça ! "
Sidérée, elle joignit le geste à la parole en
claquant des doigts. Et, en un claquement de doigts bienveillants,
mon cauchemar cessa. La sensation d'être observée la nuit, la
maltraitance physique, les hurlements à mes oreilles, le
déménagement diabolique dans ma chambre. Tout s'arrêta. Le cinéma
ferma ses portes et, par la même occasion, stoppa l'accès à mes
tourments.
J'aimerais vous parler de coïncidence. Banaliser,
dire que les deux éléments n'ont aucun lien ensemble un peu comme
un diablotin et un angelot. Mais, je ne vous convaincrais de rien.
Car même les bars près du cinéma furent les témoins d'évènements
étranges pendant de longues années. Des voix venaient des réserves
où les verres se précipitaient sur le sol, avec pertes et fracas,
sans raison apparente. En salle, les piliers de bars se faisaient
rare : ils prétextaient l'inconfort des chaises qui meurtrissaient
leurs dos.
En 2009, le cinéma l'Apollo fut détruit. Des
engins de démolition vinrent annihiler, déchiqueter l'accueil, les
couloirs et les salles du ciné. Des ouvriers m'avaient alors dit que
le chantier avait connu plusieurs catastrophes. Un salarié avait une
poutre qui était tombée sur ses jambes, le rendant paraplégique ;
et un autre avait ... totalement perdu l'esprit.
Aucune
entreprise ne racheta l'endroit pourtant situé face à la gare
ferroviaire en plein centre-ville. L'emplacement avait du potentiel
pour laisser prospérer un salon de thé ou une boutique spécialisée,
mais, au fil des années les mauvaises herbes sont les seules choses
à s'y être développées ! Personne ne voulait s'en approcher, sans
doute avec raison.
Aujourd'hui, je suis arrivée à l'âge
adulte. J'avance d'un pas mécanique, le sourire cloué à nos
lèvres, vers le théâtre de mon drame adolescent. En grandissant,
on relativise beaucoup les choses, on se dit qu'auparavant on se
faisait une montagne de tout, et en évoluant on se rend compte que
ce n'était rien. Ce sont elles qui me l'ont appris.
Un
monstre tapi sous le lit, un djinn, un fantôme ? Je ne sais toujours
pas ce qu'elles sont. Mais peu importe je n'ai pas peur, car partout
où je vais elles m'accompagnent : elles ne m'ont jamais quitté et
m'ont soufflé maintes et maintes idées.
D'un même élan,
nous regardons avec avidité le terrain vague où se dressait le
cinéma Apollo. "Rien ne se perd, tout se transforme" . Ce
sont elles qui m'ont inspiré cette citation. Elles ont raison car
elles n'ont pas perdu mon âme, elles l'ont juste modifié,
transcendé.
Les regards nouveaux que nous portons sur le
terrain du cinéma sont empreints de sérénité. Bientôt des
logements sociaux vont être construits. Quand les travaux seront
finis, des dizaines d'adolescentes trouveront comme moi, leurs
entités sœurs. Des rictus rivés à nos lèvres, nous imaginons et
rêvons les calvaires des futures locataires. Tout ira bien pour
elles . Comme pour nous, elles seront toutes réunies.
La
brise estivale joue avec le T-Shirt qui effleure le dos et la cage
thoracique. Les stigmates des nuits infernales de fusion sont encore
présents , mais l'enveloppe charnelle n'a plus mal. Le film
d'horreur est fini car nous sommes ensemble. Accomplies.